Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/15

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trente-trois ans. Je demeurais, en outre, possesseur d’un cahier de beau papier blanc, relié en parchemin, fermé par des cordonnets de soie, et dont les plats portaient, gravés en noir sur la peau fauve, l’un, la Louve qui sert d’emblème à la ville de Sienne, l’autre, un bizarre serpent à deux têtes, ailé, d’un fort bon aspect ornemental, et que l’ingénieux Neroli avait dû emprunter à quelque antique figure de bestiaire.

Eh bien ! chose singulière, il me semble que ce cahier blanc ne sera peut-être pas pour moi un de ces objets inutiles que l’on relègue dans un coin et auquel on ne touche plus jamais. Je lui trouve, au contraire, je ne sais quoi d’opportun. Il y a, en effet, dans la vie, des moments de solitude et de réflexion où l’on a besoin de voir clair dans ses pensées et d’occuper ses incertitudes. Pourquoi le cahier de Neroli ne me rendrait-il pas le service de m’aider à surmonter cette période de trouble, d’ennui, d’oisiveté sentimentale, de dépression morale dont je souffre actuellement ? Certes, je ne veux pas dire que les trois cents pages de Neroli vont faire de moi un écrivain et un auteur ! Non, je n’ai pas l’intention de presser la tétine de la louve littéraire. Elle dévore les imprudents. Je n’ai non plus aucune envie de me laisser emporter par le vol du serpent ailé et bicéphale qui orne la reliure de mon Siennois et qui peut, à la rigueur, symboliser la poésie. J’aime trop les livres pour ne pas me sentir incapable d’en faire un. Et cependant, il y a, dans le fait d’écrire, une satisfaction et un soulagement que je