Page:Régnier - L’Amphisbène, 1912.djvu/208

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empêche de prévoir les contraintes qu’il nous imposera, le mal qu’il pourra nous faire. Grâce à cette sorte d’aveuglement où il nous met, l’amant est un être masqué, voilé, mystérieux, nocturne, comme dans le vieux mythe de Psyché. Il n’est plus l’amant, il est l’amour même. Il a quelque chose d’impersonnel.

Mais que cet amant, avant de le devenir, ait été tout d’abord un monsieur de notre connaissance, voilà qui me semble vraiment inadmissible ! Il y a là quelque chose, à mon sens, d’un peu ridicule. Eh quoi ! notre amant serait aussi un homme dont nous connaîtrions les défauts et les habitudes, que nous serions en état de juger tel qu’il est et pour qui l’amour ne serait plus qu’un déguisement ? Sous le costume sensuel ou sentimental qu’il adopterait, il demeurerait le monsieur Un Tel sur qui nous avons eu nos opinions, qui aurait été plus ou moins notre ami ! Ah ! la fâcheuse confusion ! De cet ami ne resterait-il pas dans l’amant des traces malencontreuses ? N’y aurait-il pas là de quoi tout gâter ? Tenez, je ne puis imaginer un amant digne de ce nom que comme une sorte de triomphateur imprévu. Jamais je ne me résignerai à considérer comme tel un ami qui a réussi à jouer un rôle pour lequel il n’était pas fait. Celui-là n’est qu’un usurpateur sournois !

Telles sont mes idées sur ce grand sujet, mon cher Jérôme. Vous voyez par là que M. Delbray ne remplit pas du tout les conditions que j’exigerais à l’occasion et, cependant, je vous le répète, je ne suis pas sans inquiétudes sur moi-même. Les femmes sont si pleines de contradictions ! Cependant, rassurez-vous, je n’en suis pas encore à me demander s’il y a des chances ou non pour que je devienne un jour ou l’autre la maîtresse de M. Delbray. Il ne s’est encore rien produit qui me permette de me poser une pareille question, ni de mon