Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/233

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ACHILLE.

Dans les champs phrygiens les effets feront foi
Qui la chérit le plus, ou d’Ulysse ou de moi :
Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle ;
Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle.
Remplissez les autels d’offrandes et de sang,
Des victimes vous-même interrogez le flanc,
Du silence des vents demandez-leur la cause ;
Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,
Souffrez, seigneur, souffrez que je coure hâter
Un hymen dont les dieux ne sauraient s’irriter.
Transporté d’une ardeur qui ne peut être oisive,
Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive :
J’aurais trop de regrets si quelque autre guerrier
Au rivage troyen descendait le premier.

AGAMEMNON.

Ô ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète envie
Ferme à de tels héros le chemin de l’Asie ?
N’aurai-je vu briller cette noble chaleur
Que pour m’en retourner avec plus de douleur ?

ULYSSE.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?

ACHILLE.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Seigneur, qu’osez-vous dire ?

AGAMEMNON.

Qu’il faut, princes, qu’il faut que chacun se retire ;
Que, d’un crédule espoir trop longtemps abusés,
Nous attendons les vents qui nous sont refusés.
Le ciel protége Troie ; et par trop de présages
Son courroux nous défend d’en chercher les passages.

ACHILLE.

Quels présages affreux nous marquent son courroux ?

AGAMEMNON.

Vous-même consultez ce qu’il prédit de vous.
Que sert de se flatter ? On sait qu’à votre tête
Les dieux ont d’Ilion attaché la conquête ;
Mais on sait que, pour prix d’un triomphe si beau,
Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau ;
Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée,
Devant Troie, en sa fleur doit être moissonnée.

ACHILLE.

Ainsi, pour vous venger, tant de rois assemblés
D’un opprobre éternel retourneront comblés ;
Et Pâris couronnant son insolente flamme,
Retiendra sans péril la sœur de votre femme !

AGAMEMNON.

Eh quoi ! votre valeur, qui nous a devancés,
N’a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ?
Les malheurs de Lesbos, par vos mains ravagée,
Épouvantent encor toute la mer Égée ;
Troie en a vu la flamme ; et jusque dans ses ports,
Les flots en ont poussé les débris et les morts.
Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre Hélène
Que vous avez captive envoyée à Mycène :
Car, je n’en doute point, cette jeune beauté
Garde en vain un secret que trahit sa fierté ;
Et son silence même accusant sa noblesse,
Nous dit qu’elle nous cache une illustre princesse.

ACHILLE.

Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux :
Vous lisez de trop loin dans le secret des dieux.
Moi, je m’arrêterais à de vaines menaces,
Et je fuirais l’honneur qui m’attend sur vos traces !
Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit,
Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit :
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.
Mais, puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,
Voudrais-je, de la terre inutile fardeau,
Trop avare d’un sang reçu d’une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
Et toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?
Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;
L’honneur parle, il suffit : ce sont là nos oracles.
Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains ;
Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?
Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes ;
Et laissant faire au sort, courons où la valeur
Nous promet un destin aussi grand que le leur.
C’est à Troie, et j’y cours, et quoi qu’on me prédise,
Je ne demande aux dieux qu’un vent qui m’y conduise ;
Et quand moi seul enfin il faudrait l’assiéger,
Patrocle et moi, seigneur, nous irons vous venger.
Mais non, c’est en vos mains que le destin la livre ;
Je n’aspire en effet qu’à l’honneur de vous suivre.
Je ne vous presse plus d’approuver les transports
D’un amour qui m’allait éloigner de ces bords ;
Ce même amour, soigneux de votre renommée,
Veut qu’ici mon exemple encourage l’armée,
Et me défend surtout de vous abandonner
Aux timides conseils qu’on ose vous donner.


Scène III.

AGAMEMNON, ULYSSE.
ULYSSE.

Seigneur, vous entendez : quelque prix qu’il en coûte,
Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.
Nous craignions son amour : et lui-même aujourd’hui
Par une heureuse erreur nous arme contre lui.

AGAMEMNON.

Hélas !

ULYSSE.

Hélas De ce soupir que faut-il que j’augure ?
Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ?
Croirai-je qu’une nuit a pu vous ébranler ?