Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/241

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Un gage à votre amour, qu’il me doit accorder.
Je viens vous présenter une jeune princesse :
Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse.
De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés ;
Vous savez ses malheurs, vous les avez causés.
Moi-même (où m’emportait une aveugle colère !)
J’ai tantôt, sans respect, affligé sa misère.
Que ne puis-je aussi bien, par d’utiles secours,
Réparer promptement mes injustes discours !
Je lui prête ma voix, je ne puis davantage.
Vous seul pouvez, seigneur, détruire votre ouvrage :
Elle est votre captive ; et ses fers, que je plains,
Quand vous l’ordonnerez tomberont de ses mains.
Commencez donc par là cette heureuse journée.
Qu’elle puisse à nous voir n’être plus condamnée.
Montrez que je vais suivre au pied de nos autels
Un roi qui, non content d’effrayer les mortels,
À des embrasements ne borne point sa gloire,
Laisse aux pleurs d’une épouse attendrir sa victoire,
Et par les malheureux quelquefois désarmé,
Sait imiter en tout les dieux qui l’ont formé.

ÉRIPHILE.

Oui, seigneur, des douleurs soulagez la plus vive.
La guerre dans Lesbos me fit votre captive ;
Mais c’est pousser trop loin ses droits injurieux,
Qu’y joindre le tourment que je souffre en ces lieux.

ACHILLE.

Vous, madame !

ÉRIPHILE.

Vous, madame ! Oui, seigneur ; et sans compter le reste,
Pouvez-vous m’imposer une loi plus funeste
Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs
De la félicité de mes persécuteurs ?
J’entends de toutes parts menacer ma patrie ;
Je vois marcher contre elle une armée en furie ;
Je vois déjà l’hymen, pour mieux me déchirer,
Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer :
Souffrez que, loin du camp et loin de votre vue,
Toujours infortunée et toujours inconnue,
J’aille cacher un sort si digne de pitié,
Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié.

ACHILLE.

C’est trop, belle princesse : il ne faut que nous suivre.
Venez ; qu’aux yeux des Grecs Achille vous délivre ;
Et que le doux moment de ma félicité
Soit le moment heureux de votre liberté.


Scène V.

ACHILLE, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, ARCAS, ÆGINE, DORIS.
ARCAS.

Madame, tout est prêt pour la cérémonie.
Le roi près de l’autel attend Iphigénie ;
Je viens la demander : ou plutôt contre lui,
Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui.

ACHILLE.

Arcas, que dites-vous ?

CLYTEMNESTRE.

Arcas, que dites-vous ? Dieux ! que vient-il m’apprendre ?

ARCAS, à Achille.

Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre.

ACHILLE.

Contre qui ?

ARCAS.

Contre qui ? Je le nomme et l’accuse à regret :
Autant que je l’ai pu j’ai gardé son secret.
Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête ;
Dût tout cet appareil retomber sur ma tête,
Il faut parler.

CLYTEMNESTRE.

Il faut parler. Je tremble. Expliquez-vous, Arcas.

ACHILLE.

Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas.

ARCAS.

Vous êtes son amant, et vous êtes sa mère :
Gardez-vous d’envoyer la princesse à son père.

CLYTEMNESTRE.

Pourquoi le craindrons-nous ?

ACHILLE.

Pourquoi le craindrons-nous ? Pourquoi m’en défier ?

ARCAS.

Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.

ACHILLE.

Lui !

CLYTEMNESTRE.

Lui ! Sa fille !

IPHIGÉNIE.

Lui ! Sa fille ! Mon père !

ÉRIPHILE.

Lui ! Sa fille ! Mon père ! Ô ciel ! quelle nouvelle !

ACHILLE.

Quelle aveugle fureur pourrait l’armer contre elle ?
Ce discours sans horreur se peut-il écouter ?

ARCAS.

Ah ! seigneur, plût au ciel que je pusse en douter !
Par la voix de Calchas l’oracle la demande ;
De toute autre victime il refuse l’offrande ;
Et les dieux, jusque-là protecteurs de Pâris,
Ne nous promettent Troie et les vents qu’à ce prix.

CLYTEMNESTRE.

Les dieux ordonneraient un meurtre abominable !

IPHIGÉNIE.

Ciel ! pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable ?

CLYTEMNESTRE.

Je ne m’étonne plus de cet ordre cruel
Qui m’avait interdit l’approche de l’autel.