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Le bûcher, par mes mains détruit et renversé,
Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ;
Et si, dans les horreurs de ce désordre extrême,
Votre père frappé tombe et périt lui-même,
Alors, de vos respects voyant les tristes fruits,
Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.

IPHIGÉNIE.

Ah, seigneur ! Ah, cruel !… Mais il fuit, il m’échappe.
Ô toi qui veux ma mort, me voilà seule, frappe ;
Termine, juste ciel, ma vie et mon effroi,
Et lance ici des traits qui n’accablent que moi !


Scène III.

CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, EURYBATE, ÆGINE, gardes.
CLYTEMNESTRE.

Oui, je la défendrai contre toute l’armée.
Lâches, vous trahissez votre reine opprimée !

EURYBATE.

Non, madame, il suffit que vous me commandiez :
Vous nous verrez combattre et mourir à vos pieds.
Mais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre ?
Contre tant d’ennemis qui vous pourra défendre ?
Ce n’est plus un vain peuple en désordre assemblé ;
C’est d’un zèle fatal tout le camp aveuglé.
Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande :
La piété sévère exige son offrande.
Le roi de son pouvoir se voit déposséder,
Et lui-même au torrent nous contraint de céder.
Achille, à qui tout cède, Achille à cet orage
Voudrait lui-même en vain opposer son courage :
Que fera-t-il, madame ? et qui peut dissiper
Tous les flots d’ennemis prêts à l’envelopper ?

CLYTEMNESTRE.

Qu’ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie,
En m’arrachant ce peu qui me reste de vie !
La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds
Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux :
Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,
Que je souffre jamais… Ah, ma fille !

IPHIGÉNIE.

Que je souffre jamais… Ah, ma fille ! Ah, madame !
Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
Le malheureux objet d’une si tendre amour !
Mais que pouvez-vous faire en l’état où nous sommes ?
Vous avez à combattre et les dieux et les hommes.
Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ?
N’allez point, dans un camp rebelle à votre époux,
Seule à me retenir vainement obstinée,
Par des soldats peut-être indignement traînée,
Présenter, pour tout fruit d’un déplorable effort,
Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort.
Allez : laissez aux Grecs achever leur ouvrage,
Et quittez pour jamais un malheureux rivage ;
Du bûcher qui m’attend, trop voisin de ces lieux,
La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux.
Surtout, si vous m’aimez, par cet amour de mère,
Ne reprochez jamais mon trépas à mon père.

CLYTEMNESTRE.

Lui, par qui votre cœur à Calchas présenté…

IPHIGÉNIE.

Pour me rendre à vos pleurs que n’a-t-il point tenté ?

CLYTEMNESTRE.

Par quelle trahison le cruel m’a déçue !

IPHIGÉNIE.

Il me cédait aux dieux dont il m’avait reçue.
Ma mort n’emporte pas tout le fruit de vos feux :
De l’amour qui vous joint vous avez d’autres nœuds ;
Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère.
Puisse-t-il être, hélas ! moins funeste à sa mère !
D’un peuple impatient vous entendez la voix.
Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois,
Madame ; et rappelant votre vertu sublime…
Eurybate, à l’autel conduisez la victime.


Scène IV.

CLYTEMNESTRE, ÆGINE, gardes.
CLYTEMNESTRE.

Ah ! vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perfides ! contentez votre soif sanguinaire.

ÆGINE.

Où courez-vous, madame ? et que voulez-vous faire ?

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! je me consume en impuissants efforts,
Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie !

ÆGINE.

Ah ! savez-vous le crime, et qui vous a trahie,
Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain
Iphigénie avait retiré dans son sein ?
Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite,
A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.

CLYTEMNESTRE.

Ô monstre, que Mégère en ses flancs a porté !
Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté !
Quoi ! tu ne mourras point ! Quoi pour punir son crime…
Mais où va ma douleur chercher une victime ?
Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,
Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux !
Quoi ! lorsque, les chassant du port qui les recèle,
L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés,
Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés !