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Scène 4
Créon, Attale

Créon
Oui, oui, mon cher Attale ;
Il n’eſt point de fortune à mon bonheur égale,
Et tu vas voir en moi, dans ce jour fortuné,
L’ambitieux au troſne, & l’amant couronné.
Je demandais au ciel la princeſſe & le troſne :
Il me donne le ſceptre & m’accorde Antigone.
Pour couronner ma teſte & ma flamme en ce jour,
Il arme en ma faveur & la haine & l’amour,
Il allume pour moy deux paſſions contraires :
Il attendrit la sœur, il endurcit les frères,
Il aigrit leur courroux, il fléchit ſa rigueur,
Et m’ouvre en meſme temps & leur troſne & ſon cœur.

Attale
Il eſt vrai, vous avez toute choſe proſpère,
Et vous ſeriez heureux ſi vous n’étiez point père.
L’ambition, l’amour, n’ont rien à déſirer ;
Mais, Seigneur, la nature a beaucoup à pleurer :
En perdant vos deux fils…

Créon
Oui, leur perte m’afflige,
Je ſais ce que de moy le rang de père exige,
Je l’étais ; mais ſurtout j’étais né pour régner,
Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.
Le nom de père, Attale, eſt un titre vulgaire :
C’eſt un don que le ciel ne nous refuſe guère.
Un bonheur ſi commun n’a pour moy rien de doux,
Ce n’eſt pas un bonheur, s’il ne foit des jaloux.
Mais le troſne eſt un bien dont le ciel eſt avare ;
Du reſte des mortels ce haut rang nous ſépare,
Bien peu ſont honorez d’un don ſi précieux :
La terre a moins de rois que le ciel n’a de dieux.
D’ailleurs tu ſais qu’Hémon adoroit la princeſſe,
Et qu’elle eut pour ce prince une extreſme tendreſſe.
S’il vivait, ſon amour au mien ſeroit fatal.
En me privant d’un fils, le ciel m’oſte un rival.
Ne me parle donc plus que de ſujets de joie,
Souffre qu’à mes tranſports je m’abandonne en proie ;