Page:Ravaisson - La Philosophie en France au XIXe siècle, 1895.djvu/81

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
71
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

delà de toute science, et qui est l’objet de la religion ; quelque chose seulement de mystérieux, d’obscur, sur quoi on ne peut avoir, selon M. Spencer, aucune lumière.

Comment il y a, au fond de toute connaissance, un absolu, auquel correspond, comme son opposé, le relatif, c’est ce qu’établissait, il y a plus de vingt siècles, contre une doctrine déjà régnante alors de relativité et de mobilité universelles, la dialectique platonicienne, qui fraya le chemin à la métaphysique. Elle faisait plus : elle montrait que par cet absolu seul les relations sont intelligibles, parce qu’il est la mesure par laquelle seule nous les estimons. La métaphysique, entre les mains de son immortel fondateur, fit davantage encore : elle montra que cet absolu, par lequel l’intelligence mesure le relatif, est l’intelligence même. C’est ce que redisait Leibniz, lorsque, à cette assertion, renouvelée de la scolastique par Locke, qu’il n’était rien dans l’intelligence qui d’abord n’eût été dans le sens, il répondait : « sauf l’intelligence », et que, avec Aristote, il montrait dans l’intelligence la mesure supérieure du sens.

De nos jours, une femme a eu de cette doctrine un sentiment profond, une femme d’un grand savoir et d’un esprit pénétrant. Sophie Germain ne mérita pas seulement, par des travaux originaux sur la théorie des nombres et sur le calcul des surfaces, l’admiration de Gauss et de Lagrange ; dans des Considérations générales sur l’état des sciences, des lettres et des arts aux différentes époques de leur culture, qui ont été publiées peu après sa mort, en 1833, elle indiqua, avec une remarquable justesse de pensée et d’expression, le point de vue, où n’est pas encore arrivé M. Herbert Spencer, d’où s’explique à la fois et comment on dut originairement envisager les choses, et comment il semble qu’on doive finalement les comprendre.

« Il existe en nous, dit Sophie Germain, un sentiment profond d’unité, d’ordre et de proportion, qui sert de guide à tous nos jugements. Nous y trouvons : dans les choses morales, la