Page:Raynaud - Ch. Baudelaire, 1922.djvu/23

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ter l’opinion, mobiliser le public à grand renfort d’œuvres et de réclame. Il faut, à la façon de Napoléon Ier, organiser, à l’apparition de chaque volume, un véritable coup d’État. L’exemple du despote achève le trouble des esprits, y soulève des prétentions démesurées, un levain d’orgueil formidable. Baudelaire joue au satanique dans les brasseries de lettres comme Hugo joue au Prométhée sur son rocher. Les préfaces prennent l’allure de manifestes ; elles en ont le mordant, l’éclat, la véhémence. C’est un besoin impérieux d’envahir la scène du monde et d’y concentrer sur soi tous les regards. Du haut en bas, c’est, chez tous, un souci de pose, je dirais de cabotinage si je n’étais tenu par le respect dû au génie.

On s’étonne moins des excentricités de Baudelaire quand on considère qu’il s’agitait au milieu des fantoches de la bohème, d’hurluberlus, de malades, qui avaient nom Ourliac, Lassailly, Barbara, aujourd’hui fort oubliés, mais qui alors disposaient de l’attention publique et faisaient loi dans les cénacles. Oui, quoi qu’on puisse objecter, cette incursion dans le domaine de l’histoire et la vie privée des grands hommes a sa raison d’être. Tout l’autorise. Elle se défend d’elle-même. C’est d’abord une sorte d’hommage. Elle fait partie de leur culte que nous ne pouvons concevoir sans image. Notre admiration ne peut aller à une abstraction. Nous voulons coudoyer nos héros dans la rue, surprendre leur visage, la couleur de leurs yeux, entendre le son de leur voix. Les lieux mêmes qu’ils ont consacrés de leur présence, nous restent chers. Nous conservons pieusement leurs reliques.

Cicéron critiquait, un jour, un orateur prolixe qui, ayant à dire que son client s’était embarqué, s’exprimait ainsi : « Il se lève. — Il s’habille. — Il ouvre sa porte. — Il met le pied hors du seuil. — Il suit à droite la voie Flaminia pour gagner la place des Thermes, etc., etc… » On se demande si ce voyageur arrivera jamais au port. « Mais, répond Gérard de Nerval, chez qui je cueille l’anecdote, déjà l’avocat m’inté-