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FRANCE.

contrées qui furent vertes, boisées, gazonnées, ruisselantes, arrivent sous nos yeux à la dernière limite du décharnement et du décarcassement, dans les Basses-Alpes, dans le Var, dans l’Embrunois, dans le val du Queyras où nombre de monts s’appellent aujourd’hui du nom commun de ruines, et un peu partout dans ce magnifique Sud-Est qui ne demanderait pour rajeunir que d’être moins véhémentement meurtri par ses fils.

Tout concourt à ce désastre immense : la montagne par ses roches friables, le sol par sa pente qui met les torrents à l’allure de 14 mètres par seconde, c’est-à-dire à la rapidité d’un cheval de course au galop ; le ciel par de noirs orages qui labourent ce qui reste d’humus au penchant des côtes, descellent et précipitent les blocs, et vident, pour ainsi dire, le mont dans les ravins ; les moutons, en arrachant l’herbe au lieu de la tondre comme la vache ; la chèvre en broutant des arbustes qui seraient devenus des arbres ; l’homme enfin, plus malfaisant que tous, en tirant des lias, des calcaires, des craies, des grès mous, le tissu de racines qui maintient les escarpements prêts à choir.

Le spectacle éternel des inondations qui passent comme l’éclair en déchirant les derniers lambeaux du sol ne décourage pas les gens de nos Alpes, race entêtée. La trombe écoulée, le montagnard relève sa digue, il recherche pieusement les miettes de son domaine et se confie encore à ses sillons indigents, à sa prairie aride, ensablée, ravinée, caillouteuse. Puis le mouton, la chèvre, les grands troupeaux transhumants du Piémont et de la Basse Provence remontent de pâturage en pâturage aux herbes suprêmes des pics, l’homme arrache les dernières souches et le mont s’éboule, et l’orage s’écroule, et le torrent repasse avec sa fureur. Voilà comment la Provence a vu fuir en trois siècles la moitié de sa terre végétale ; comment, dans les Hautes et les Basses-Alpes, l’humus s’en va par milliers d’hectares ; comment les villes deviennent des bourgs, les bourgs des villages,