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l’homme et la terre. — seconde rome

empoisonnés, étranglés, poignardés ou précipités d’une colonne[1].

L’idéal de Justinien et de ses légistes était évidemment de fixer la société dans l’observation parfaite des choses établies : tout change mais tout devait rester immuable. Un roi, une foi, une loi, telle était la devise. Bien plus dur que les païens de Rome, l’empereur chrétien de Constantinople avait interdit toute espèce d’affranchissement, l’esclave de la terre restait cloué sur le sol, pour ainsi dire ; à aucun prix il ne lui était possible de se libérer. Toutefois, la poussée grecque était encore assez énergique pour se manifester quand même, malgré toutes les prescriptions impériales, et l’émigration des artisans répandait au loin les connaissances et les procédés bysantins en architecture, en peinture et en sculpture, en travail des métaux et des gemmes ; malgré ses maîtres, l’empire de Bysance resta « l’interprète unique de la civilisation générale »[2]. C’est grâce au génie néo-grec que l’art bysantin, d’abord développé en Syrie, qu’il a couverte de très beaux monuments[3], se répandit en Italie, surtout à Ravenne, puis dans toutes les villes lombardes, ensuite en France, où il contribua fortement à la naissance de l’art ogival.

Mais, tandis que l’influence néo-grecque se manifestait encore puissamment chez les peuples éloignés, l’initiative finissait par être complètement étouffée au lieu d’origine. L’État réussit à transformer l’industrie en une série de monopoles contrôlés par lui ; les métiers et les arts prirent un caractère obligatoire, de manière à constituer de véritables services publics, soustraits à la marque personnelle de l’ouvrier. Ainsi qu’en témoigne le Livre du Préfet, édit de l’empereur Léon VI « le Philosophe », publié au commencement du dixième siècle, les collèges professionnels, les unions d’artisans et d’artistes étaient devenus autant de rouages administratifs. Le grand maître de toutes les corporations était le préfet de la ville, représentant l’empereur et désignant en son nom tous les chefs, dictant toutes les résolutions, prononçant toutes les peines. Il faisait les achats des matières premières, imposait le mode de fabrication, tarifait les bénéfices et les salaires, et donnait à tous la délation comme le principe moral du bon fonctionnement des entreprises. Aux peines ordinaires, confiscation, perte de la barbe et de la chevelure, flagellation, emprisonnement, se joignait l’interdiction

  1. A. Rambaud.
  2. Kondakoff, Art byzantin.
  3. Melchior de Vogüé, La Syrie centrale.