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l’homme et la terre. — contre-révolution

vapeur et les avaient-ils utilisés, malgré les rires et les sarcasmes des hommes de bon sens. Denys Papin navigua certainement dès l’année 1707 avec l’aide de la vapeur sur la rivière Fulda, entre Cassel et Münden. Les bateliers de l’endroit lui brisèrent son embarcation révolutionnaire.

C’est au siècle suivant que la découverte, triomphant des préjugés et de la sottise, finit par entrer dans l’industrie fluviale, puis dans l’industrie océanique des transports. Aux navires à vapeur succédèrent les locomotives et les convois sur rails. Vers 1830, les pays initiateurs, Angleterre, Etats-Unis, France, Belgique, Allemagne, construisaient ou possédaient leurs premières voies ferrées, et bientôt, le riverain des chemins de fer, obéissant de plus en plus facilement à la sollicitation des voyages, s’accoutumait à la vitesse ; d’année en année, la mobilité des peuples s’accroissait en des proportions imprévues. La révolution qui s’est accomplie dans les mœurs par la facilité du déplacement tient du prodige : en un pays comme l’Angleterre où l’on ne comptait pendant toute l’année que deux millions de voyageurs en voitures publiques, c’est maintenant plus d’un milliard d’individus que transportent les chemins de fer à longue distance, et les autres véhicules en portent bien plus d’un deuxième milliard. Pour une part d’hommes constamment grandissante, la vertigineuse vitesse est devenue la nécessité de la vie.

En conséquence, les conditions et l’équilibre des empires ont également changé. L’Angleterre et les Etats-Unis du Nord dont les habitants étaient de beaucoup, grâce à leurs chemins de fer et à leurs bateaux à vapeur, les plus mobiles de tous, prirent ainsi une avance considérable sur les autres nations par l’acquisition et le prestige d’une ubiquité relative. L’amour des voyages, naguère exceptionnel ou plutôt difficile à satisfaire, devint désormais une passion réalisable pour le plus grand nombre ; les mouvements de migration qui devaient s’accomplir autrefois par déplacements collectifs, à la manière des trombes, pouvaient désormais se faire par individus, par familles, par groupes spontanés, dont la masse totale dépassa bientôt tous les anciens exodes en importance numérique. Au point de vue politique, cet accroissement de mobilité chez les peuples les plus forts, dits « civilisés », leur permit aussi de faire la conquête matérielle du monde habitable. Quelle peuplade barbare avait la force de résister efficacement à des gens puissamment armés qui pouvaient apparaître soudain sur tous les rivages, voguant contre vent et marée et lançant à coup sûr d’une ou deux lieues leurs boulets