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premiers abolitionistes

tique et de morale. Au nom du « principe » de l’esclavage, les gens du Sud se plaçaient au-dessus de la Constitution ; de même les gens du Nord commençaient, avec Sumner, à invoquer « une loi plus haute », et, avec Wendell Phillips, à « maudire la république infâme ». Tandis que, dans le Sud, on se mettait à pourchasser et à pendre les voyageurs soupçonnés de tendances abolitionistes, des révoltés, des contempteurs de lois se liguaient dans les États du Nord en conjurations et en sociétés secrètes pour secourir les esclaves fugitifs et les acheminer vers la terre libre du Canada par les « chemins de fer souterrains », c’est-à-dire par les routes sûres qui réunissaient les unes aux autres les rares maisons hospitalières entr’ouvertes la nuit aux malheureux noirs. Mais, jusqu’à l’époque (1851) où Mme Beecher Stowe publia le fameux roman Uncle Tom’s Cabin qui remua le monde entier, même en Afrique et au fond de la Chine, le parti des abolitionistes était franchement méprisé par tous ceux qui se piquaient de belles manières, de nobles pensées et de gracieux langage. Parler des noirs avec sympathie était tenu pour un indice de vulgarité ; de même que cinquante ans plus tard l’épithète d’ « anarchiste », le mot « abolitioniste » indiquait non seulement un criminel, mais encore un malappris. Les savants étaient d’accord à cet égard avec les personnages officiels. Boston se disait the hub of the Universe, le « moyeu de la roue du monde », et pourtant, dans ce centre de l’univers, toute idée tendant à la libération des noirs était flétrie en termes hautains par ceux qui prétendaient à la domination morale de la société. L’université de Harvard tout entière, étudiants et professeurs, condamnait solennellement la mauvaise doctrine de l’émancipation.

Cependant la différence des conditions économiques entre le Nord et le Sud, et surtout l’esprit de dictature qui s’était emparé des politiciens esclavagistes, devaient rendre la guerre inévitable entre les deux moitiés de la république américaine : bien avant la lutte finale, de brusques conflits l’annoncèrent çà et là, car c’est un des traits essentiels de l’histoire que des frissons avant-coureurs précèdent les grands bouleversements. C’est ainsi qu’après un vote du Congrès, qui créait en 1854 les deux Territoires nouveaux de Kansas et de Nebraska, la guerre éclata spontanément dans la première de ces deux contrées entre esclavagistes et libres colons. Les propriétaires d’esclaves du Missouri, excités de loin par les politiciens du Congrès, voulaient quand même, et par la violence, peupler le Kansas de nègres asservis. Aux jours de vote, les