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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

grants d’Europe s’accroissait : de milliers, il s’élevait graduellement à des dizaines, puis à des centaines de milliers par an. Pendant les cent années qui se terminèrent au 30 juin 1900, la multitude des hommes qui abandonnèrent volontairement l’Europe pour se chercher une patrie nouvelle par delà l’Océan peut être évaluée à trente millions.

Jamais durant le cours de l’histoire ne s’était accomplie pareille migration des peuples : les grands exodes purent avoir la même importance relative que le peuplement de l’Amérique, mais ils ne mirent certainement pas en branle d’aussi puissantes multitudes d’individus. Malgré la recrudescence nouvelle que, depuis 1898, on constate dans l’émigration européenne, grâce à l’exode des Italiens, des Autrichiens et des Russes, on peut se demander si le vingtième siècle ne restera pas inférieur au dix-neuvième à cet égard, car si les moyens de communication sont beaucoup plus nombreux et plus efficaces que naguère, ils servent beaucoup plus au mouvement de va-et-vient qu’au déplacement définitif sans volonté de retour : on voyage davantage, mais peut-être émigrera-t-on moins, parce que l’équilibre de population et de ressources s’établit de plus en plus dans les diverses contrées. C’est en l’année 1882 que, pendant le dix-neuvième siècle, l’émigration atteignit le sommet de sa courbe : les seuls États-Unis reçurent 788 992 immigrants, pour la plupart dans la force de l’âge ; près d’un million d’hommes, isolés ou par petits groupes, avaient changé de monde.

Une remarquable division des éléments nationaux s’était opérée dans cette œuvre immense d’expatriation. Sur les trente millions d’émigrants, vingt avaient pris la route des États-Unis et ces foules comprenaient presqu’exclusivement des Européens du nord, Anglais, Ecossais et Irlandais, Allemands et Scandinaves. Dans l’Amérique du Sud, au contraire, l’élément prépondérant parmi les nouveaux venus fut celui des gens du midi de l’Europe : Italiens, Espagnols, Portugais. Quant aux Français, peuple établi sur les deux versants méditerranéen et océanique, ils sont représentés dans les deux continents du Nouveau Monde en proportions à peu près égales, assez faibles d’ailleurs.

De part et d’autre le mélange d’éléments ethniques d’origines diverses ne cesse de fondre les populations du nord et du sud en une masse d’hommes essentiellement cosmopolite. Pas une famille qui n’ait parmi les siens des Slaves, des Allemands et des Latins.

Si facile qu’elle soit devenue, l’émigration, c’est-à-dire l’arrachement