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l’homme et la terre. — nègres et moujiks

permettait de faire manœuvrer les troupes à l’aise pour l’attaque et pour la défense.

Evidemment les politiciens qui lancèrent les États confédérés dans la révolte et dans la guerre n’ignoraient point ces énormes avantages que possédaient les États unionistes, mais, dans leur jactance, explicable par les précédents, ils s’imaginaient que leurs adversaires ne sauraient pas utiliser ces forces immenses : ils comptaient sur le maintien de l’ascendant que l’orgueil, la violence, l’habitude de l’autorité leur avaient toujours assuré dans les assemblées délibérantes : la domination qu’ils avaient exercée dans le Sénat, qu’ils avaient souvent disputée avec succès dans la Chambre des représentants, ils comptaient l’acquérir aussi sur la foule sans nom qui s’agitait dans les villes industrielles du Nord. Le mépris de ses adversaires est une grande force, mais il ne faut pas en abuser. Les Sudistes n’avaient pas égalé leurs rivaux du Nord par le sérieux de l’étude, par l’intensité du travail matériel et moral, mais ils les avaient souvent vaincus par la véhémence du discours, par la faconde oratoire ; habitués à commander les nègres, ils s’imaginaient aussi pouvoir commander aux blancs : la griserie de leurs paroles les suivit jusque sur les champs de bataille. N’allaient-ils pas jusqu’à revendiquer la supériorité intellectuelle, quoique leur littérature, comparée à celle du Nord, et notamment à celle de la Nouvelle Angleterre, fût sans valeur aucune. Ils donnaient à cette inégalité humiliante une raison des plus bizarres, prétendant que les Méridionaux, conservateurs naturels de la tradition, ne voulaient à aucun prix se départir de la littérature classique des Milton, des Dryden, des Goldsmith, des Pope ; aussi décourageaient-ils tous les efforts qui auraient eu pour résultat la création d’une littérature nouvelle[1].

Les premiers événements de la guerre semblèrent justifier la confiance des esclavagistes. Un bombardement leur livra (16 avril 1861} le fort Sumter, principale forteresse de la baie de Charleston, ville « sainte » des confédérés, et la rencontre de Bull Run, dans les terres marécageuses qui bordent à l’ouest le bas Potomac, se termina par la fuite presque ridicule des Fédéraux, troupes sans cohésion qui voyaient le feu pour la première fois. Il fallut arrêter brusquement les opérations militaires dans lesquelles on s’était imprudemment engagé et se borner à la défen-

  1. Thomas Nelson Page, Marva Chan.