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faiblesse réelle des confédérés

goût ! » ils se seraient trouvés sur un terrain solide et auraient été inattaquables au point de vue de la justice humaine. Certes, il est à croire qu’ils n’eussent pas manqué de prendre cette franche attitude s’ils avaient été seuls, mais ils se présentaient dans la lutte à côté des petits blancs méprisés, bien plus encore, accompagnés de leurs chiourmes d’esclaves, et, dans cette situation complexe, ils auraient eu la plus mauvaise grâce à réclamer d’une même haleine le droit à leur liberté personnelle et celui d’asservir autrui. Ils étaient donc forcés de s’en tenir aux précédents historiques, aux textes des lois, à la discussion des grimoires de Constitution et de jurisprudence ; comme ci-devant dans l’enceinte du Congrès, ils discutaient des points de droit dans le champ ouvert des batailles ; la voix aigre et niaise des avocats accompagnait le tonnerre du canon.

De leur côté, les Unionistes ne se déprenaient que très lentement de leur formalisme constitutionnel pour se rattacher franchement à un principe, celui du droit de l’homme à la liberté. Les proclamations officielles en référaient misérablement à la lettre de la loi : les abolitionistes seuls, ceux que l’on appelait « sectaires » et « fanatiques », sautaient à pieds joints par-dessus le « compromis du Missouri », le « procès Dread Scott », les jugements de la « Cour suprême » et autres précédents parlementaires et légaux. Les émigrants qui se faisaient recevoir au nombre des citoyens et s’enrôlaient en foule dans l’armée voyaient aussi les choses de plus haut et de plus loin que les natifs, accoutumés aux subtilités constitutionnelles : il fallait une hérédité de quelques générations dans les traditions absurdes pour professer que les noirs étaient une « propriété » de même ordre que le bétail. Les étrangers nouveaux venus auraient trouvé tout naturel d’enlever les esclaves des plantations et de les enrégimenter contre leurs anciens maîtres, mais le scrupuleux président Lincoln et les savants légistes qui l’entouraient ne virent d’abord dans le nègre que la pure marchandise déterminée par les antécédents légaux, et même, lorsque la logique des événements eut fait justice de toute cette logomachie, lorsqu’il fallut pourtant émanciper et armer les noirs, le respect de la formule obligea les délibérateurs à les désigner par une bizarre périphrase. On ne vit en eux que de la « contrebande de guerre », c’est-à-dire de simples objets comme de la poudre et des balles, et longtemps les actes relatifs à cette contrebande vivante furent rédigés en un jargon incompréhensible à tous autres que les