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l’homme et la terre. — peuplement de la terre

frontière politique sur la crête des Alpes a suffi pour exhausser pratiquement ces montagnes et les rendre inaccessibles à leurs anciens habitants.

Les Pyrénées nous montrent le même phénomène économique, d’une manière plus saisissante encore. Il n’existe pas une seule grande route qui franchisse cette chaîne à plus de 2 000 mètres en hauteur : entre le col de Puymorens (1 931 mètres) à l’est, et le Pourtalet (1 795) à l’ouest, sur un espace rectiligne de 190 kilomètres, il n’y a pas un seul chemin carrossable entre la vallée de la Garonne et la vallée de l’Ebre. Aucun chemin de fer ne traverse les Pyrénées, car la ligne de Perpignan à Barcelone s’accroche aux promontoires extrêmes de la chaîne au-dessus du littoral marin, tandis que la voie de Bayonne à Madrid contourne absolument les monts, du côté de l’ouest, pour décrire une grande courbe à travers le pays Basque. Le réseau des chemins de fer présente donc une lacune de 430 kilomètres entre deux de ses lignes parallèles, et pourtant, dans l’énorme espace intermédiaire, le tracé du chemin de fer qui réunirait les deux grandes villes et centres de commerce, Toulouse et Saragosse, se trouve tout indiqué. Des projets et devis ont été naturellement présentés par dizaines et discutés par toutes les assemblées délibérantes : les cartes déjà dressées en vue de cette ligne indispensable rempliraient des bibliothèques, mais les frénésies de la politique électorale empêchent Toulousains et Aragonais de penser à leurs intérêts ; il suffit aux candidats de planter des jalons de temps en temps et de faire promener des ingénieurs sur la ligne future pour que tout le monde soit satisfait. Puis, après boire, on trouve le moyen de placer encore le vieux mot : « Il n’y a plus de Pyrénées ! » alors qu’elles se haussent, pour ainsi dire, entre les haies de soldats, de gendarmes, de miquelets et de carabiniers. De même que dans les Alpes, la population diminue, plus que décimée par l’émigration, malgré l’attraction qu’exercent en été les villes de guérison et de plaisir. La frontière ne représente auprès des gouvernements respectifs que des raisons de méfiance, de surveillance, et les résidants sont considérés comme autant de gêneurs, troublant les opérations de douane et de stratégie. Ce que les habitants primitifs ont de mieux à faire est de s’en aller. La borne de jalousie et d’inimitié, telle est la seule raison pour laquelle, pendant un demi-siècle, on n’a construit qu’une route de voitures et pas un chemin de fer à travers les Pyrénées. Douze amorces ont été poussées dans les vallées, en attendant le jour où l’alliance plus intime des peuples permettra de