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l’homme et la terre. — répartition des hommes

de ruelles, de boulevards et d’avenues, au-dessus desquels pèse, le jour, un dôme grisâtre de fumée, tandis que, la nuit, une lueur s’en élève, illuminant le ciel. Les Babylone, les Ninive antiques émerveillèrent les peuples, mais combien plus grandes, plus complexes, plus grouillantes de matière humaine et de machines prodigieuses sont les Babylones modernes, que les uns maudissent et que les autres célèbrent ! Rousseau, déplorant l’avilissement de tant de campagnards qui vont se perdre dans les grandes villes, appelle celles-ci « Gouffres de l’espèce humaine », tandis que Herder voit en elles les « Camps retranchés de la Civilisation ». Et voici comment les juge Ruskin[1] s’attaquant surtout à la ville qui, de nos jours, est la plus grande, non la plus hideuse de toutes, la capitale de l’immense empire britannique : « Faire de l’argent est le grand jeu des Anglais. Ainsi voyez cette énorme, cette sale ville de Londres, bruyante, grondante, fumante, puante, un amas hideux de briques surchauffées, rejetant le poison par chaque pore ! Vous imaginez-vous que ce soit une cité de travail ? Non, pas une de ses rues ! C’est une grande ville de jeu, d’un jeu très laid, d’un jeu très laborieux, mais qui néanmoins n’est qu’un jeu… C’est une immense table de billard sans tapis, et avec des poches aussi profondes que l’abîme insondable ; mais après tout, ce n’est qu’un billard ! » Il est vrai, toutes les vitupérations des maudisseurs sont justifiées, mais aussi toutes les exaltations des glorificateurs. Que de forces vives se sont éteintes, faute d’emploi, ou bien entre-détruites par la haine, dans ces villes à l’air impur, aux contagions mortelles, aux luttes désordonnées ! Mais aussi n’est-ce pas de ces réunions d’hommes qu’ont jailli les idées et que s’est fait l’enfantement des œuvres nouvelles, qu’ont éclaté les révolutions qui ont débarrassé l’humanité des gangrènes séniles ? « Il est, il est au monde une infernale cuve », clame Barbier, et, de son côté, Hugo magnifie ce même Paris en des vers enthousiastes : « Paris est la cité mère… où pour se nourrir de l’idée viennent les générations ».

L’œuvre multiple des villes, pour le bien et pour le mal, se préfigure dans les passions et la volonté des gens fuyant la campagne ou les petites villes pour trouver une vie plus ample, parfois l’étiolement et la mort, dans une grande cité. Mais sans nous occuper des hardis novateurs qui se dirigent de leur plein gré vers telle ou telle Babylone

  1. The Crown of the wild Olive, pp. 31, 32. Edit. de 1897.