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l’homme et la terre. — répartition des hommes

et Chicago. Telle est la raison pour laquelle, dans les bassins de l’Euphrate et du Nil, des villes immenses comme Babylone, Ninive, Le Caire ont successivement changé de place. Tout en gardant, du moins en partie, son importance historique, grâce aux avantages du lieu, chacune de ces villes devait abandonner ses quartiers surannés et se reporter plus loin, pour éviter les décombres et, souvent aussi, les pestilences, issues des amas d’immondices : généralement le site délaissé des villes qui se déplacent est occupé par des tombeaux.

D’autres causes de mort, plus décisives parce qu’elles ont pour raison le développement même de l’histoire, ont frappé mainte cité jadis fameuse : des circonstances analogues à celles qui la firent naitre en ont rendu la destruction inévitable. Ainsi le remplacement d’une route ou d’un carrefour par d’autres voies plus favorables peut supprimer du coup la ville que les transports avaient créée. Alexandrie ruina Péluse, Cartagena-de-las-Indias rendit Puerto-Belle à la solitude des forêts. L’appel du commerce et la répression de la piraterie ont changé de place beaucoup de cités bâties sur le littoral rocheux de la Méditerranée. Jadis elles étaient perchées sur d’âpres collines et ceintes de murailles épaisses pour se défendre contre les seigneurs et les corsaires ; maintenant, elles sont descendues de leurs rocs et s’étalent largement sur le bord de la mer : partout le borgo est devenu marina ; à l’Acropole succède le Pirée.

Dans nos sociétés autoritaires où les institutions politiques ont souvent donné à la volonté d’un seul une influence prépondérante, il est arrivé que le caprice d’un souverain plaçât des villes en des endroits où elles ne seraient point nées spontanément. Ayant été fondées en des lieux contre nature, elles n’ont pu se développer qu’au prix d’une énorme déperdition de forces vives. Ainsi se bâtirent, à grands frais, Madrid, Pétersbourg, dont les casines et les hameaux primitifs laissés à eux-mêmes, sans Charles-Quint ni Pierre Ier, ne seraient jamais devenus des cités populeuses comme elles le sont aujourd’hui. Néanmoins, quoique créées par le despotisme, elles doivent au travail associé des hommes de vivre comme si elles avaient une origine normale : non destinées par le relief naturel du sol à devenir des centres, elles le sont pourtant, grâce à la convergence des routes, des canaux, des voies ferrées, des correspondances, des échanges intellectuels. Car la géographie n’est pas chose immuable ; elle se fait, se refait tous les jours : à chaque instant, elle se modifie par l’action de l’homme.