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l’homme et la terre. — latins et germains

extrême prudence, avec un tact délicat et respectueux qu’il faudra traiter alors ces colons d’outre-mer pour conserver leur allégeance et leur sympathie. Le danger de l’unité coloniale serait grand si les flottes françaises n’avaient plus leur complète liberté d’allures, si Marseille et Toulon se trouvaient coupées de leurs communications avec Alger et Bizerte. Spécialement la Tunisie, où, parmi les Européens, les colons français sont en minorité, risquerait alors de tomber comme un fruit mûr aux mains de la nation d’Europe la plus rapprochée, celle que la géographie désigne comme l’héritière de la Rome antique.

Quoi qu’il en soit des perspectives politiques d’ordre secondaire, la Maurétanie est désormais une nouvelle province de la « plus grande Europe », même en y comprenant le Maroc qui pourtant est censé jouir encore de son indépendance. Ce pays de l’ « Occident », le Maghreb des Arabes, est circonvenu de tous les côtés par les puissances européennes, dont les représentants, avec un très nombreux cortège de résidants hiverneurs, se sont établis à Tanger pour en faire une ville franchement européenne, indice de leur prise de possession future. Travaillé à l’intérieur par des intrigues de toute nature, le gouvernement central ne peut agir sans avoir à demander les conseils et à recevoir les subsides des rivaux d’Europe qui se disputent son héritage, et quant aux tribus indépendantes, qui constituent le bled essiba, « pays de l’insoumission », elles dépendent également de l’Europe, du moins indirectement, puisque les objets de fabrication industrielle ont tous cette origine, et chaque année cette dépendance commerciale s’accroît par la force des choses. Bien plus, des ouvriers marocains, par dizaines de milliers, ont pris l’habitude d’aller travailler comme bûcherons, cultivateurs, bouviers et manœuvres dans l’Algérie voisine et se rattachent ainsi économiquement à la civilisation européenne : il n’y aurait qu’à laisser agir sans aucune pression extérieure les influences naturelles du simple contact pour que chaque année le Maroc s’européanisât davantage ; toute guerre de conquête ne pourrait que retarder le mouvement en ajoutant la haine, le désir de la vengeance aux sentiments déjà hostiles naissant de l’idée de supériorité religieuse, car le musulman adorateur du dieu unique méprise volontiers le « chien de roumi », celui qui n’a pas moins de trois dieux en un seul ainsi qu’une déesse mère, à moins, chose plus grave encore, qu’il reste indifférent à toute idée ou pratique religieuse.

L’européanisation et plus spécialement la francisation automatiques