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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

civilisation européenne est diminuée par l’annexion de « toutes les Russies », comme elle diminua jadis par la conquête du Nouveau Monde. De longues années devront s’écouler peut-être avant que, par une lente élaboration, nous ayons pu éliminer de notre organisme le poison laissé dans les âmes par tous les anciens despotismes d’Asie.

La conquête russe trouva les États transcaspiens en situation lamentable de guerre, d’asservissement, de pauvreté, et tout d’abord, par son intervention, accrut la misère, aida au dépeuplement. Les eaux salines des marais, les sables du désert avaient repris une grande partie des territoires jadis cultivés, la nature sauvage empiétait sur les travaux de l’homme. Tant de canaux d’irrigation ruinés déversaient leurs eaux dans les marécages que les fièvres régnaient en permanence dans les contrées qui furent autrefois les plus populeuses. « Si tu veux mourir, pars pour le Kunduz », dit un proverbe. « On n’a pas eu le temps de la regarder, et déjà l’eau du Marutchak a tué son homme », ajoute un autre dicton, relatif au pays de Merv. La dessiccation du climat eut peut-être une part dans l’amoindrissement des terres habitables, mais l’incurie de l’homme, suite des guerres et du cortège de maux qui les suit, fut probablement une cause plus grave encore de la détérioration du sol. Les deux villes de Samarkand et de Bokhara ne sont plus guère que deux oasis cernées par les dunes. Mainte cité avait déjà disparu sous les sables mouvants et les Bokhariotes s’attendaient au même sort pour leur capitale assiégée. Dans cette partie du double bassin fluvial, les rivières affluentes ne suffisent plus à fertiliser les terres meubles et les argiles, les populations résidantes devaient s’arrêter là où s’arrêtent les eaux, et tout le reste appartenait aux pillards nomades, d’un côté jusqu’à la Caspienne, de l’autre jusqu’aux steppes herbeuses de la Sibérie, avec la seule interruption des deux cours fluviaux du Iaxarte et de l’Oxus. Toutes les régions jadis prospères de cet Iran extérieur présentaient l’aspect de la ruine, de la tristesse et de l’abandon. Les archéologues y recherchent les débris de cités antiques et parcourent péniblement de vastes solitudes que l’on sait avoir été autrefois grouillantes d’hommes et de bœufs laboureurs. Les Mongols « ont passé là » c’est vrai, mais le pays eût pu refleurir comme ont prospéré de nouveau les régions de l’Europe du centre et de l’Occident, si les contrées du haut Iaxarte et du haut Oxus n’avaient pas été, pour ainsi dire, « en l’air », menacées par les hordes de nomades ennemis, entre des montagnes, des plateaux