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l’homme et la terre. — la révolution

« cadavres récalcitrants », et ce contraste est dû en entier aux événements déterminés par les guerres et par l’esprit de la Révolution.

A l’est de la France, la Suisse se trouvait dans un état de confusion, en un chaos politique comparable seulement à celui de l’empire allemand. Les États ou cantons confédérés formaient la moindre partie du territoire helvétique : celui-ci comprenait également des bailliages ou pays-sujets. Sept cantons sur treize avaient rang de « villes libres impériales » et quelques familles patriciennes y commandaient à des populations urbaines et rurales privées de tous droits politiques. Dans les autres cantons, le pouvoir appartenait au clergé. Puis des alliés se rattachaient plus ou moins directement à la Suisse : telle la république de Genève, telles les principautés ecclésiastiques de Baie, Valais, Saint-Gall, la confédération des Grisons, les principautés de Neuchâtel et Valengin. L’intervention française, soutenue, principalement dans le canton de Vaud, par des insurrections locales, contrariée ailleurs, surtout dans les vieux cantons, par l’observance héréditaire des coutumes, vint mettre fin à tout cet ensemble de survivances contradictoires, mais sans respect pour les « Droits de l’homme » solennellement proclamés. En 1798, la République helvétique fut constituée, en pays pratiquement vassal, puisqu’il devait prendre part aux guerres de la république voisine, lui fournir dix-huit mille hommes de troupes, conformément aux traditions de la royauté, et lui ouvrir deux routes militaires à travers les montagnes[1].

C’est donc bien à tort que, par un sentiment pourtant très naturel d’amour-propre, les Suisses se trouvent entraînés à se considérer comme une race élue, supérieure à leurs voisins par les mérites : sous l’empire de cette philosophie commode qui attribue le malheur aux péchés et le bonheur à la vertu, les habitants des cantons républicains des Alpes et du Jura se flattent volontiers d’être bien meilleurs que Français, Allemands ou Italiens, quoique le fait même de l’union entre populations de langues différentes en une confédération démontre suffisamment l’influence capitale déterminante du relief helvétique. C’est aux monts protecteurs et aux conditions spéciales qui en dérivèrent que les Suisses doivent leur liberté politique ; le respect des droits humains n’y est certainement pour aucune part, puisque la principale industrie

  1. Ernest Nys, Notes sur la Neutralité, pp. 50, 51.