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l’homme et la terre. — peuplés attardés

cette époque, combien de voyageurs, que leurs armes perfectionnées n’eussent pas sauvés, ont-ils dû la vie à leur boîte à musique, à leur accordéon ou même à leur simple guimbarde[1] !

Wo man singt, da lass dich ruhig nieder,
Böse Menschen haben keine Lieder
[2].

Quand les nègres esclaves eurent été transportés dans les plantations américaines, amenés de toutes les parties de l’Afrique, et parlant les idiomes les plus divers, ils perdirent bientôt l’usage des accents maternels, et même entre eux, ils furent obligés d’employer la langue de leurs maîtres ; de même, ils se trouvèrent sans voix dans leurs rapports avec les indigènes du Nouveau Monde, aux lieux où ceux-ci n’avaient pas été entièrement exterminés. La haine, l’horreur même séparèrent les représentants des deux races, noire et rouge ; entre opprimés, les rancœurs naissent facilement : on aime à se venger des outrages du puissant sur le compagnon de souffrance. Néanmoins, une réconciliation inconsciente se fit en mainte contrée d’Amérique entre les deux races, grâce à la musique. En dépit de l’aversion d’homme à homme, les instruments africains se répandirent en peu d’années jusque dans les peuplades perdues en apparence au milieu des selves primitives ; de proche en proche, le tam-tam et la marimba avaient réconcilié les hommes que la différence de peau, plus encore que la guerre, avaient fait s’entre-haïr. Les ladinos du Guatemala, que l’on étonnerait fort en leur disant que le jeu de l’instrument leur fut enseigné par des noirs méprisés, ne jouent pas moins éperdument que les nègres du Congo, quoique avec une physionomie moins heureuse. « Le génie artistique, nous dit Gobineau, est né de l’hymen des blancs avec les noirs ».

Mais, ainsi que nous le démontre l’économiste Karl Bücher dans son mémoire sur le « Travail et le Rythme », la musique, la danse ont fait bien plus encore : en rythmant le travail, elles ont entraîné le travailleur, elles l’ont encouragé à bien faire, elles lui ont donné la gaieté créatrice qui renouvelle incessamment l’initiative et l’énergie. C’est comme facteur économique surtout que le rythme musical eut de

  1. Jacques Arago, Voyages d’un aveugle autour du monde.
  2. Adaptation populaire d’un poème de Seume, 1804 : « Arrête-toi sans peur où t’accueillent des chants. A l’unisson des voix, il n’est point de méchants. »