Page:Reclus - L’Homme et la Terre, tome 1, Librairie Universelle, 1905.djvu/302

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
284
l’homme et la terre. — familles, classes, peuplades

constituer en corporations, ayant leurs officiants, leurs prêtres ; quelques-unes ont jusqu’à leurs demi-dieux ou leurs dieux visibles, dont les paroles, les gestes, les moindres actions remplacent les raisonnements du fidèle et jusqu’au témoignage de ses sens. Des cérémonies collectives ont lieu pendant lesquelles l’individu abdique complètement. Pendant certaines heures imposées, il lui faut se lever, s’asseoir, tourner en mesure, prononcer certaines paroles, obéir à certaines ondulations, à des refrains traditionnels, respirer certaines odeurs, s’enivrer de certaines boissons, vivre et se mouvoir conformément à des mouvements imposés par un chef ou par des traditions immémoriales.

C’est ainsi qu’il apprend à pirouetter comme un derviche tourneur, qu’il devient anesthésique comme un Aïssaoua traversé d’épingles et de broches, qu’il « monte au septième ciel » comme un Paul ou comme un Mahomet, qu’il se fait même « assassin » pour obéir à la volonté d’un Vieux de la Montagne. La vie banale de l’homme en santé morale est remplacée par une vie nouvelle de rêve et de folie.

La façon dont l’être humain conquiert sa nourriture constitue l’axe de son ravissement religieux aussi bien que de toutes ses pensées, de son genre de vie, de ses coutumes, de sa science et de son art. C’est principalement autour du gagne-pain que se meut le cercle de son activité mentale[1]. Le chasseur et le pêcheur introduiront toujours dans leurs contes et poésies l’animal qu’ils poursuivent et le rangeront parmi leurs dieux. Le nomade cheminant sans cesse avec ses troupeaux se verra toujours, sur cette terre ou dans le monde lointain qu’il rêve, accompagné de ses chameaux, bœufs ou brebis, et maintiendra parmi eux l’ordre de préséance accoutumé. Enfin la parabole de l’immortalité de l’âme, qui, depuis des milliers d’années, eut constamment pour élément primordial le grain nourricier jeté dans la terre, aurait-elle pu prendre naissance autre part que chez une nation d’agriculteurs ? Qu’un peuple change de patrie par refoulement de guerre ou par migration spontanée : aussitôt ses légendes, ses traditions s’accommodent au milieu nouveau, et même dans nos grandes

  1. Ernst Grosse, Die Anfänge der Kunst, p. 35.