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l’homme et la terre. — divisions et rythme de l’histoire

se déplacèrent aussi en tous sens et parcoururent des contrées fort éloignées les unes des autres ; mais la condition politique et sociale de ces tribus n’offrait pas de cohésion suffisante pour qu’il fût possible de fixer la mémoire de leurs allées et venues. Leurs voyages demeurent ignorés, comme s’ils n’avaient jamais eu lieu, tandis que les migrations également inconnues des insulaires du Pacifique se trouvaient du moins rattachées, par le lacis des navigations malaises, au monde de l’Inde insulaire et continentale : ainsi les Orientaux pouvaient se former une idée de cette mer immense, parsemée d’une voie lactée d’îles et d’îlots, qui s’étend au large de la côte d’Asie à des distance immesurées. Ce n’est pas dans ces lointaines régions qu’on eût pu concevoir l’Océan — ainsi que le firent les Grecs — comme un simple fleuve enfermant de son étroit courant les terres continentales. L’Indien et le Malais doivent l’avoir considéré plutôt comme un espace sans limites, allant se perdre dans l’infini des cieux.

L’Est se trouvait ainsi alors grandement en avance sur l’Ouest, à la fois par l’étendue de son domaine connu et par la plus grande cohésion de ses peuples. Mais depuis trente siècles, et sans qu’il y ait eu régression de sa part, car d’une manière générale l’évolution s’est faite partout dans le sens du mieux par l’accroissement des connaissances, il a été singulièrement distancé. On a même émis l’idée que la précocité de la civilisation orientale aurait été la cause de cet arrêt de développement, trop de hâte dans l’effort ayant toujours entraîné une plus rapide lassitude[1]. Des écrivains, s’abandonnant à des fantaisies mystiques et prenant pour base de leurs arguments une sorte de prédestination, ont essayé d’expliquer le contraste entre l’Est et l’Ouest par une différence de races originelle et indestructible. Les deux mondes, disent-ils, auraient, dès les commencements, différé en principe, l’esprit des Orientaux, nuageux et chimérique, porté aux raffinements subtils et aux ambiguïtés contradictoires, agissant en sens inverse de l’intelligence des Occidentaux, douée du génie de l’observation, d’une rectitude naturelle de pensée, de la compréhension des choses. Le mythe du Serpent dans le Paradis terrestre, symbolisant aux yeux de ces écrivains l’influence pernicieuse de l’Orient, dominerait toutes les relations d’un monde à l’autre.

  1. Gaëtan Delaunay, Mémoire sur l’Infériorité des Civilisations précoces.