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l’homme et la terre. — potamie

génie qui, le premier, sut ouvrir le sillon et en retirer les épis dont le van et la meule ont extrait la farine et le pain.

N’est-ce pas là, en effet, le résumé de toute l’histoire économique ? Si l’on se place au point de vue qui fut sans doute celui des Chaldéens, rédacteurs originaires de la légende, Caïn est donc un personnage tout autre que celui dont notre imagination, influencée par la copie infidèle du document, a retracé l’image, et le premier meurtre dont on a chargé le laboureur ne doit point lui être imputé ; il ne coïncide point avec la vérité sociale. Historiquement, dans les conflits de peuple à peuple, l’attaque ne vient point du laboureur pacifique, mais du nomade en quête de terres nouvelles. D’ailleurs, l’idée du meurtre devait naître plus facilement dans l’esprit de l’homme qui égorge les animaux et en écorche les chairs que dans l’esprit de celui qui s’ingénia pour construire la charrue de bois. L’histoire du premier meurtre, racontée sous la forme juive, est en réalité la première calomnie.

Lieu de naissance de nos principales légendes, la région des deux grands fleuves nous transmit aussi la plus forte part de notre héritage de civilisation matérielle : l’abondance des produits indigènes, la variété des denrées et des marchandises importées de loin, la convergence des voies historiques suivies par les migrateurs, le grand nombre d’étrangers venus de toutes parts, et tous divers par les mœurs, les langues, les idées, donnèrent à la vie babylonienne une telle intensité que l’on doit certainement dater de cette époque les découvertes fondamentales ou du moins les améliorations majeures qui ont fait passer l’humanité de la barbarie primitive à la civilisation consciente d’elle-même. L’agriculture, en premier lieu, y fit de merveilleux progrès, et si elle n’y prit point naissance, puisqu’elle exista de tout temps et partout sous ses formes rudimentaires, du moins y acquit-elle le développement qui en fit la grande nourricière de l’homme. Hérodote constate la richesse agricole de la Babylonie en termes non seulement d’admiration, mais presque de stupeur[1].

Le système d’irrigation potamien — condition essentielle de la culture intensive et facteur le plus énergique de cette civilisation —

  1. Livre I, Clio, v. 193.