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l’homme et la terre. — milieux telluriques

Vais d’Enfer, des Bouts du Monde, des Valchiusa, des Vaucluse, des Klemme, des Klissura, contenant chacun sa petite humanité perdue, son lieu d’asile pour quelques familles, cloîtrées dans une enceinte étroite de rocs et de neiges. Dans la région des déserts de Syrie dite Safah, à l’ouest de Damas, les prisons naturelles où se réfugient les tribus persécutées de la plaine sont bien plus étranges encore : ce sont les crevasses tortueuses d’un plateau de lave : on y disparait comme en des oubliettes, et nul ennemi n’ose y poursuivre les fugitifs. Quelques herbes poussant au fond du gouffre, un peu de terre végétale pour la culture permettent aux captifs volontaires d’entretenir de maigres troupeaux, de semer un peu de grain et de ne pas mourir d’inanition[1].

Si les cabanes sont enfermées, les hommes, les idées le sont aussi[2]. Réduites à leurs seules ressources, fort maigres, les populations isolées de ces « vaucluses », ou vallées closes, ne peuvent évidemment présenter une civilisation complexe comme celle des habitants de la plaine inférieure. Elles doivent s’en tenir à une industrie rudimentaire, à la culture de leur petit bassin de terres arables, à la garde de leurs bestiaux, à la chasse des animaux rupestres.

D’après des légendes que nombre d’historiens adoptèrent sans réflexion, obéissant à la routine du langage, les gens de la plaine seraient descendus de la montagne en suivant le cours des rivières, mais c’est en sens inverse que s’est fait le mouvement de migration. Les habitants des hauts cirques montagneux sont évidemment gens de la plaine ayant été obligés de remonter vers les sommets pour fuir soit des ennemis, soit la famine, en cherchant une retraite sûre ou des terrains vierges. Les vallées supérieures des monts sont, par excellence, des lieux de refuge : des régions les plus contraires y vinrent des épaves ethniques, appartenant aux races les plus différentes et s’étant accommodées primitivement aux milieux les plus distincts.

Parmi tant et tant de peuplades diverses qui se sont cantonnées, dans les vals fermés des montagnes, nulle évidemment ne saurait être considérée comme typique, puisque ces fuites, ces exodes, ont eu lieu à diverses périodes de l’histoire, avec accompagnement de vicissitudes contraires. Mais, si différents par l’origine et les mœurs que soient les

  1. J.-G. Wetzstein, Reisebericht über Hauran und die Trachonen.
  2. Gustave Droz, Autour d’une Source.