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1897, Décembre. — Enquête sur l’Alsace-Lorraine.

J’ai du malaise à vous répondre, il m’est difficile de spéculer sur des idées de combat : je fais de l’art seulement, préférablement, et l’art n’est-il pas le refuge paisible, la région douce et haute où l’on ne discerne pas de frontière ? Une estampe d’Albert Durer n’incite guère à des revanches, ni l’audition de la Neuvième, ni la musique affectueuse et cordiale de Schumann (pour citer à dessein des merveilles d’Outre-Rhin).

Puis, comme ceux de ma génération, j’ai vu les événements de 1870, et même j’ai eu l’occasion de participer, avec beaucoup d’émoi et de curiosité, à une action sur la Loire, près de Tours : un jour d’excès, d’où je sortis apitoyé, troublé, endolori d’une heure inexorable et comme subie dans les abus d’une autre humanité. Et l’on ne peut s’abstraire des souvenirs ; l’artiste ne saurait généraliser autrement que par ses nerfs et les miens frissonnent, j’aime mieux mon rêve. La guerre est le grand litige de nos malentendus.

Ensuite, pourquoi conjecturer sur des hypothèses ? Comment chercher des raisons sur un événement que l’on suppose probable ou improbable, et vous dire, à ce propos, l’opinion des autres, celle de la moyenne (cette abstraction), celle de la jeunesse ou la mienne ? Je ne le puis, ceci n’est vraiment pas de mon fait.

Mon vœu de joie, seulement, serait de voir un monde qui ne se battrait plus que pour s’accroître dans sa vie ; qui n’envahirait plus que par admiration ou par pitié ; et dont les projectiles seraient les fruits de la terre, les meilleurs et les plus sacrés, tous les produits humains ou divins, et aussi des livres d’art, de pensée, de portée, de science ou de bonté, c’est tout un.