Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/68

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vant : on se regardait vivre, on voyait l′homme comme maintenant au centre d’un infini dont le mystère était ni plus ni moins impénétrable, et dans les rapports de l’homme avec la nature, on découvrait toutefois des certitudes, et dans une certaine mesure la foi était aussi possible, aussi vive, l’élément même qui nous fait penser existait aussi.

Toute sensation fait penser. La lecture est une ressource admirable pour la culture de l’esprit, parce qu’elle nous modifie, nous perfectionne. Elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée. Mais il n’en est pas moins vrai que la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sainement et fortement. L’œil aussi est indispensable à l’absorption des éléments qui nourrissent notre âme, et quiconque n’a point développé en une certaine mesure la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n’aura qu’une intelligence incomplète : voir, c’est saisir spontanément les rapports des choses.

Je vous adresse ces courtes pages, une douce misère qui m’a fait rêver quelques jours. C’est au charme de nos soirées d’automne que j’ai résumé ces souvenirs. Ce moment de l’année favorise le retour vers le passé, il est triste et rappelle ce qui n’est plus. Il se fait dans l’âme un silencieux murmure aussi discret que la feuille qui tombe et que l’éclat tempéré du jour.



1878. — Pourquoi ne fût-ce qu’alors, après la guerre de 1870, à un âge tardif pour d’autres, et de renouveau pour moi, que me vinrent quelques amitiés clairvoyantes ?

Je fréquentais dans un groupe de jeunes gens cultivés, où j’avais un ami d’enfance : Jules Boissé. C’était un foyer cérébral, une élite, un de ces centres rayonnants et désintéressés de tout