Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/81

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bien des fois au Louvre dans la galerie des maîtres : au premier plan, sur une herbe grasse, épaisse et de couleur puissante, des bestiaux paissent le sol humide ; au loin, quelques étangs, des arbres demi-submergés ; puis, le mât d’un navire qui excite un peu la surprise de le voir voyager ainsi sur la prairie, remorqué lentement ; puis, des moulins, toujours des moulins qui tournent à pleines ailes, tous invariablement et parallèlement orientés sous le vent toujours présent et rapide. L’homme y paraît très peu ; il se perd dans cette atmosphère épaisse et troublée, sans plus grand rôle pittoresque que la maison, le chemin, l’animal ou le nuage, qui est toujours gros de pluie, mais fort beau. Tout est rompu, ondoyant, sans contours visibles. Le seul dessin de ce paysage est dans la rigidité de cette ligne unique et horizontale qui coupe le tableau en deux, et s’étend indéfiniment devant soi, autour de soi, avec une force qui ne manque pas de grandeur.

Cela est pauvre et triste, dénué de tout intérêt pour la vue ; aucun faste, rien du dehors ne provoque un étonnement marqué, fécond, durable, comme dans les contrées largement décoratives où des tableaux naissent à chaque pas, avec leurs cadres, leurs lignes et leurs plans. Ma plus grande surprise fut à Rotterdam, la ville la plus grandiosement pittoresque de ces infortunés parages ; mais encore sa beauté appartient-elle à cet ordre particulier des choses hors de l’ordinaire, où la nature s’impose à l’homme ou ne lui demande qu’un concours hors de sa condition.

Imaginez une ville flottante, le mot est vrai, une ville où l’on perd le sentiment du sol et de la sécurité. Je l’ai traversée dans le jour, mais son image m’est restée comme un rêve où se hérissaient des mâts de navires et de hauts moulins se livrant mutuellement de vives luttes. Leurs grandes ailes pointaient et tournaient dans le ciel, le long des rues ou des ponts tournant eux-mêmes sur des pivots invisibles ; oui, des ponts mouvants qui se rangeaient respectueusement devant le bateau qui, sur les promenades de cette ville, est un roi. La voie ferrée la traverse, ou,