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extrémités parfaites, où il ne brille aucun bijou, aucune erreur à la vue.

Et, cependant, pour qui les observe, il est facile de comprendre l’état relatif de leur perfection, à eux aussi : ils s’assemblent et parlent bas, avec mystère, comme par crainte d’être surpris dans cet échange secret de leurs idées. Ils ne parlent, assurément, que pour dire quelque chose qui leur est de première importance : ces regards qu’ils jettent sur nous expriment aussi bien la supériorité que la sauvagerie ; nulle crainte n’y paraît, d’ailleurs. Celui-ci, couché le long de la terre, le menton sur les deux poings, suit de l’œil, jusque fort loin, un homme civilisé qui passe. Dans le dédain qu’il ressent, sa curiosité ne lui donne pas surcroît d’un plus grand effort, car il reste immobile et tourne ses regards vers un autre objet humain qui est à sa portée, sans que son corps ni sa tête ne bougent.

Un riche financier, actionnaire du jardin sans doute, entre dans le cercle grillé qui les enferme. Les sauvages regardent avec obstination le ruban rouge qui pare sa boutonnière, tandis que je les compare. Est-il laid ce vieux bourgeois ; sont-ils beaux ces sublimes enfants de la vie polaire ! Leur nudité sort de la terre comme une fleur de l’Inde, épanouie, luxuriante, harmonieuse et immobile, dans la splendeur de sa vie radieuse et muette. Il faudrait voir ces chairs rigides encadrées de lianes, à l’ombre de la forêt vierge, ou s’étalant sur le sable d’or des grèves désertes et immaculées.

Quel poème qu’un organisme aussi parfait, sortant des boues primitives pour bégayer à côté de nous les premières strophes d’un hymne universel !



1885, Mai. — Sur un bronze de Marie Cazin.

Ô regret ! dont la vivante image est assise sur le roc, comme