Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/393

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faut marcher, mais non courir. Il faut toujours faire le meilleur, et le faire le plus vite possible. Mais l’essentiel est de découvrir le meilleur, et ce n’est pas chose facile. Il y a à peine cinquante ans que l’humanité a aperçu le but qu’elle avait jusque-là poursuivi sans conscience. C’est un immense progrès, mais aussi un incontestable danger. Le voyageur qui ne regarde que l’horizon de la plaine risque de ne pas voir le précipice ou la fondrière qui est a ses pieds. De même l’humanité, en ne considérant que le but éloigné, est comme tentée d’y sauter, sans égard pour les obstacles intermédiaires, contre lesquels elle pourrait se briser. Le plus remarquable caractère des utopistes est de, n’être pas historiques, de ne pas tenir compte de ce à quoi nous avons été amenés par les faits. En supposant que la société qu’ils rêvent fût possible, en supposant même qu’elle fut absolument la meilleure, ce ne serait pas encore la société véritable, celle qui a été créée par tous les antécédents de l’humanité. Le problème est donc plus compliqué qu’on ne pense ; la solution ne peut être obtenue que par le balancement de deux ordres de considérations : d’une part, le but à atteindre, de l’autre l’état actuel, le terrain qu’on foule aux pieds. Quand l’humanité se conduisait instinctivement, on pouvait se fier au génie divin qui la dirige mais on frémit en pensant aux redoutables alternatives qu’elle porte dans ses mains, depuis qu’elle est arrivée à l’âge de la conscience, et aux incalculables conséquences que pourrait avoir désormais une bévue, un caprice.

En face de ces grands problèmes, les philosophes pensent et attendent ; parmi ceux qui ne sont pas philosophes, les uns nient le problème et prétendent qu’il faut maintenir à tout prix l’état actuel, les autres s’imaginent y satisfaire