Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/422

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n’est servile qu’en écrivant ces lignes je remue ma plume et mes doigts.

Ce qui fait qu’un métier manuel est maintenant abrutissant, c’est qu’il absorbe l’individu et devient son être, son tout. La définition (sermo explicans essentiam rei) de ce misérable, c’est en effet cordonnier, menuisier. Ce mot dit sa nature, son essence ; il n’est que cela, une machine humaine qui fait des meubles, des souliers. Essayez donc de définir pareillement Spinoza, un fabricant de verres de lunettes, ou Mendelssohn, un commis de boutique (164) ! L’individualité professionnelle n’efface l’individualité morale et intellectuelle que quand celle-ci est en effet bien peu de chose. Supposez un homme instruit et noble de cœur exerçant un de ces métiers qui n’exigent que quelques heures de travail, bien loin que la vie supérieure soit fermée pour cet homme, il se trouve dans une situation mille fois plus favorable au développement philosophique que les trois quarts de ceux qui occupent des positions dites libérales. La plupart des positions libérales, en effet, absorbent tous les instants, et, qui pis est, toutes les pensées ; au lieu que le métier, n’exigeant aucune réflexion, aucune attention, laisse celui qui l’exerce vivre dans le monde des purs esprits. Pour ma part, j’ai souvent songé que, si l’on m’offrait un métier manuel qui, au moyen de quatre ou cinq heures d’occupation par jour, pût me suffire, je renoncerais pour ce métier à mon titre d’agrégé de philosophie ; car, ce métier n’occupant que mes mains, détournerait moins ma pensée que la nécessite de parler pendant deux heures de ce qui n’est pas l’objet actuel de mes réflexions. Ce seraient quatre ou cinq heures de délicieuse promenade, et j’aurais le reste du temps pour les exercices de l’esprit qui excluent toute occupation ma-