Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/429

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vail de la vie et les nécessités matérielles ne sont absolument qu’un obstacle : c’est une portion du temps que nous donnons pour racheter l’autre. Si nous étions délivrés du souci des besoins matériels, comme les ordres religieux ou comme le brahmane, qui s’enfonce tout nu dans la forêt, nous voguerions à pleines voiles, nous conquerrions l’infini...

La vie patriarcale réalisait cette haute indépendance de l’homme, mais c’était en sacrifiant des éléments non moins essentiels : la civilisation, en effet, n’existe qu’à la condition du développement parallèle de l’intelligence, de la morale et du bien-être. La vie antique arrivait au même résultat par l’esclavage : l’homme libre était vraiment dans une belle et noble position, dispensé des soins terrestres et libre pour l’esprit. La savante organisation de l’humanité ramènera cet état, mais avec des relations bien plus compliquées que n’en comportait la vie patriarcale, et sans avoir besoin de l’esclavage. L’œuvre du xixe siècle aura été la conquête de ce bien-être matériel, qui, au premier abord, peut paraître profane, mais qui devient chose sainte, si l’on considère qu’il est la condition de l’affranchissement de l’esprit. Nul plus que moi n’est opposé ceux qui ont prêché la réhabilitation de la chair, et je crois pourtant que le christianisme a eu tort de prêcher la lutte, la révolte des sens, la mortification. Cela a pu être bon pour l’éducation de l’humanité, mais il y a quelque chose de plus parfait encore. C’est qu’on ne pense plus à la chair, c’est qu’on vive si énergiquement de la vie de l’esprit que ces tentations des hommes grossiers n’aient plus de sens. L’abstinence et la mortification sont des vertus de barbares et d’hommes matériels, qui, sujets à de grossiers appétits, ne