Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/436

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il pas mieux songer à son bien-être et à son plaisir dans la vie présente que de se sacrifier pour le vide ? Les premiers musulmans auraient-ils marché jusqu’au bout du monde, si Aboubekr ne leur eût dit : Allez, le paradis est en avant. Les conquistadores eussent-ils entrepris leurs aventureuses expéditions s’ils n’eussent espéré trouver l’Eldorado, la fontaine de Jouvence, Cipangu aux toits d’or ? Alexandre poursuivait les Griffons et les Arimaspes. Colomb, en rêvant les îles de Saint-Brandon et le paradis terrestre, trouva l’Amérique. Avec l’idée que le paradis est par delà, on marche toujours et on trouve mieux que le paradis. « Le cœur, dit Herder (170), ne bat que pour ce qui est loin. » Les espérances, d’ailleurs, chimériques peut-être dans leur forme, ne le sont pas envisagées comme symbole de l’avenir de l’humanité. Les Juifs ont eu le Messie parce qu’ils l’ont fermement espéré. Aucune idée n’aboutit sans la grande gestation de la foi et l’espérance. Les premiers chrétiens s’attendaient tous les jours à voir descendre du ciel la Jerusalem nouvelle et le Christ venant pour régner. C’étaient des fous, n’est-ce pas, messieurs ? Ah ! l’espérance ne trompe jamais, et j’ai confiance que toutes les espérances du croyant seront accomplies et dépassées. L’humanité réalise la perfection en la désirant et en l’espérant, comme la femme imprime, dit-on, à l’enfant qu’elle porte, la ressemblance des objets qui frappent ses sens. Ces espérances sont si loin d’être indifférentes, que seules elles expliquent et rendent possible la grande vie de sacrifice et de dévouement. A quoi bon se dévouer, en effet, pour soulager des misères qui n’existent qu’au moment où elles sont senties ? Pourquoi sacrifier son bien-être à celui des autres, s’il ne s’agit après tout que d’une mesquine et insignifiante question