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les miettes. Tous les commentaires des livres sacrés se ressemblent, depuis ceux de Manou, jusqu’à ceux de la Bible, jusqu’à ceux du Coran. Tous sont la protestation de l’esprit humain contre la lettre asservissante, un effort malheureux pour féconder un champ infécond. Quand l’esprit ne trouve pas un objet proportionné à son activité, il s’en crée un par mille tours de force.

Ce que l’esprit humain fait devant un texte imposé, il le fait devant un dogme arrêté. Pourquoi s’est-on si horriblement ennuyé au xviie siècle ? Pourquoi madame de Maintenon mourait-elle d’ennui à Versailles ? Hélas ! c’est qu’il n’y avait pas d’horizon. Un prisonnier enchaîné en face d’un mur, après en avoir compté les pierres, que lui restera-t-il à faire ? C’est par la même raison que ce siècle d’orthodoxie et de règle fut le siècle de l’équivoque. C’est la règle étroite qui fait naître l’équivoque. Pourquoi le droit est-il la science de l’équivoque ? C’est qu’on y est limité de toutes parts par des formules. Pourquoi a-t-on tant équivoque au moyen âge ? C’est qu’Aristote était là. Pourquoi la théologie est-elle d’un bout à l’autre une longue subtilité ? C’est que l’autorité y est toujours présente : on la coudoie sans cesse, on sent à chaque instant sa gênante pression. C’est une lutte perpétuelle de la liberté et du texte divin. Le jet d’eau laissé libre s’élève en ligne droite ; gêné, comprimé, il biaise, il gauchit. De même l’esprit laissé libre s’exerce normalement ; comprimé, il subtilise.

Je suis persuadé que si les esprits cultivés par la science rationnelle s’interrogeaient eux-mêmes, ils trouveraient que, sans formuler aucune proposition susceptible d’être mise en une phrase, ils ont des vues suffisamment arrê-