Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous sépareraient, si tu ne le prévenais par un prompt retour. Je regarde une guerre européenne comme imminente. Au nom du ciel, chère amie, fais-y réflexion. J’accepterais une place en province et nous vivrions. Peut-être le séjour de Paris ne sera-t-il plus longtemps désirable. La science va être bien troublée. M. Burnouf paraissait désespérer d’elle ; et quand en arrivant hier, nous avons trouvé notre paisible salle transformée en poste militaire, et gardée par des misérables en haillons, il me dit avec une grande tristesse que de longtemps nous n’y rentrerions point. Je ne partage pas toutes ses craintes au même degré. Toutefois, il est incontestable que tous ces mouvements sont fort préjudiciables à la science, et peut-être dans quelque temps le séjour d’une ville tant soit peu lettrée de province sera-t-il sous ce rapport préférable à celui de Paris. Ma résolution, quoi qu’il arrive, n’en restera pas moins fixe de poursuivre à tout prix mon développement intellectuel. Je ne vis que par là : sentir et penser, c’est tout mon être, c’est ma religion, c’est mon Dieu. La scène désolante dont tu me parles dans ta dernière lettre, chère amie, est un nouveau motif ajouté à tant d’autres pour embrasser le parti que je te propose, et que je ne regarde pas après tout comme impraticable. Plût à Dieu qu’il dépendît de moi de le rendre plus facile. Oui, excellente amie, il te faut un courage à toute épreuve pour supporter de pareilles injustices ! Quand pourrons-nous nous