Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/194

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seulement parce que je vieillis que je vois des tempêtes à l’horizon ; avec toi je saluerais de grand cœur un nouvel avenir, si j’y voyais poindre ce qu’on y promet, ni, vu du présent, il paraissait devoir renfermer autre chose que des ruines ; mais, à en juger par ce qui se passe, je n'y puis raisonnablement placer aucune espérance, nul ne le peut encore. Ce beau mot de fraternité qui semblait à tous les grands cœurs devoir être la base du nouveau dogme, ce mot que mon âme aussi est capable de comprendre, qu’a-t-il produit depuis quatre mois ? Des spoliations, des pillages, la mise en action de l’ancien væ victis (excuse mes fautes de latin, si j’en fais), les querelles journalières et personnelles de l’Assemblée nationale, la nécessité, pour le père de famille laborieux, d’avoir sans cesse l’arme au bras pour défendre la vie des siens et le fruit de ses peines. Je ne saurais mieux résumer la situation actuelle qu’en te mettant sous les yeux le fait suivant. Après sept années de séparation des miens, d’éloignement de tout ce que j’aime, de travaux incessants, d’exil douloureux, j’étais parvenue l’an dernier à réunir la très modeste somme de deux mille cinq cents francs que notre frère a pour moi placée sur hypothèque. Grâce à un décret que tu connais sans doute, je suis forcée de donner le cinquième des intérêts que je devais recevoir cette année pour entretenir l’oisiveté des ateliers soi-disant nationaux. Étends ce qui est ici personnel à toute la partie laborieuse de la société,