Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/217

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elle n’est que critique, parce qu’elle n’est que fine et spirituelle. Elle n’a d’ailleurs aucune croyance, et ne fait qu’en simuler le dehors. Elle résistera cruellement à la religion nouvelle ; elle n’a pas d’enthousiasme, elle n’aime pas l’humanité, elle ne frémit pas en voyant l’avilissement nécessaire d’une partie de ses semblables, elle ne pense qu’à prolonger systématiquement cet état, qu’à empêcher la portion déshéritée de s’éclairer et de s’élever ; elle aime mieux avoir sous elle des bêtes que des hommes, sauf, quand la bête rompra sa chaîne, à se faire déchirer par elle. Elle comprend parfaitement la liberté, car elle la veut pour elle : ç’a été là sa mission ; c’était la milice qu’il fallait pour exalter cette idée dans le monde. Elle comprend quelques côtés de l’égalité, car elle en a besoin contre la noblesse ; mais elle ignore complètement la fraternité.

Le peuple est ignorant et grossier, paresseux (il ne travaille pas pour lui), mais est-ce sa faute ? Il ne comprend pas la liberté véritable, qui est une conséquence de l’esprit critique, il est très partiel et très dogmatique » plein de vie, d’enthousiasme, de passion, d’originalité. Il y a là mille fois plus de création que dans toute la littérature officielle. Le peuple est la force vive, vraie et naturelle, la matière du monde futur ; seul il crée encore. Il ferait la Marseillaise si elle était à faire. Que toutes les Académies, tous les littérateurs de la Revue des Deux Mondes, tous les rédacteurs du Journal des Débats se réunissent