Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/221

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été immolés deux et trois jours après. Durant des après-midi entiers, j’ai entendu d’incessantes fusillades dans le jardin du Luxembourg, et pourtant on n’y combattait pas... Cela m’exaspérait à tel point que je voulus m’en éclaircir ; j’allai voir une de mes connaissances dont les fenêtres donnent sur le jardin. Hélas ! c’était trop vrai, et si je ne le vis pas de mes yeux, j’y vis quelque chose de plus affreux encore, quelque chose qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, et qui, si je ne m’élevais A un point de vue plus général, laisserait dans mon âme une haine éternelle. Des malheureux entassés dans les combles, sous les plombs, étouffant, manquant d’air, mettaient la tête à une étroite lucarne pour respirer. Eh bien ! chaque tête qui paraissait servait de point de mire aux gardes nationaux placés en bas, et était accueillie par une balle. Je dis après cela que la bourgeoisie est capable des massacres de septembre, et encore… Les septembriseurs tuaient ceux qu’ils croyaient les ennemis de la France ; les épiciers tueront ceux qu’ils croient les ennemis de leur boutique. Je te conte ces horreurs, chère amie, pour m’excuser de l’aigreur que j’ai pu laisser percer, et qui, je l’avoue, était plutôt une affaire d’humeur que de raison. Ah ! je t’assure que j’ai enduré de cruelles agaceries intérieures, surtout quand j’entendais les personnes sages, les conservateurs, demander plus encore, parler de ces horreurs avec un certain contentement et des termes de raillerie pour les victimes, dire avec un