Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/275

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dix années, mon bon frère. Avant ce terme, quelque explosion aura mis fin, d’une manière quelconque, à l’effroyable incertitude qui pèse sur les trois quarts de l’Europe. Alors, si je suis encore de ce monde, (pardonne cette supposition qui se retrouve souvent sous ma plume ; je viens de voir tant mourir !) alors je saurai entrevoir ce que je pourrai ou devrai faire ; aujourd’hui je l’ignore absolument. Si, avec l’incertitude qu’on fait peser en France sur toute possession, grande ou minime, acquise ou reçue, si, dis-je, j’étais en ce moment à commencer mon séjour à l’étranger, je n’y viendrais point : on peut s’imposer de pareilles douleurs pour être utile aux siens, pour se préparer des ressources dans la vieillesse ; on ne le pourrait jamais pour vivre, rien que pour vivre… Mais il ne s’agit pas de commencer, il s’agit de poursuivre, et je dois rester. — Je ne saurais trop te redire qu’il y aura dans mon âme un inguérissable regret d’avoir supporté dix années d’exil, s’il ne doit m’en rester aucun fruit. Toute souffrance passée s’oublie ordinairement fort vite ; eh bien ! celle-ci a été telle que je frissonne chaque fois que je pense aux huit ans qui vont bientôt finir… C’est pour ne pas perdre entièrement le résultat de tant d’angoisses, que je veux rester jusqu’au bout. Si je rentrais maintenant, le père de mes élèves me remettrait nécessairement de suite ce dont il me sera redevable au moment de notre séparation ; et je jetterais mon pauvre petit pécule dans un