Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/303

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siècle, à Voltaire, par exemple, Voltaire dont pour ma part je reconnais la paternité, tout en faisant mes réserves.

T’ai-je prouvé mon étrange thèse, chère Henriette ? t’ai-je prouvé que je n’ai pu songer à lancer contre toi l’anathème des mauvais cœurs ? Se peut-il qu’une fois dans notre vie, tu m’aies mis sur un pareil terrain ? En vérité, je ne puis le prendre au sérieux, et le sentiment de profonde douleur que j’ai éprouvé en lisant tes premières pages se change en un rire inextinguible. En y réfléchissant, je trouve cela si drôle, que je ne puis croire que toi-même tu n’en ries de ton côté. Il est bien sûr au moins que nous en rirons un jour ensemble.

— J’ai achevé la lecture de ta lettre et j’y trouve encore, chère amie, de désolants malentendus, et toujours de ces malentendus qui me font peino, parce que j’y vois je ne sais quelle mauvaise humeur qui prend à dessein les choses de travers. Par quel monopole, par quelle iniquité, me demandes-tu, ai-je réussi a sortir de la misère ? Suis-je coupable d’avoir empêché ma vieille mère d’aller mourir à l’hôpital, d’avoir été pour mon frère la providence terrestre ? Et tu ajoutes : « Oui, me répondras-tu peut-être avec Pierre Leroux, puisque tu l’admires… » Réfléchis à ce mot, ma bonne amie, et demande-toi si jamais une sœur a adressé à un frère, une amie à un ami, un reproche plus dur. Car enfin supposer que j’aie pu répondre oui à une telle ques-