Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/308

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pensée, excellente amie, je ne puis davantage l’accepter. Il y a sans doute entre nos deux esprits (et je m’en réjouis pour le temps où nous vivrons ensemble), il y a, dis-je, entre nos deux esprits, de grandes différences dans lesquelles l’âge et l’expérience du monde ont une large part. Ton esprit exact et ferme, ton caractère aristocratique (dans le bon sens), ton admirable netteté, ton sens pratique si éminent, te rendent peu sympathique aux innovations hasardées et à tout ce qui sent l’exagération. Tout ce qui est hardi, aventureux, peu raisonné te déplaît. J’ai vu d’ailleurs peu d’esprits aussi dogmatiques que le tien, c’est-à-dire affirmant avec autant de fermeté ce qu’ils tiennent pour vrai. J’ai moins de fixité dans l’esprit, mon imagination m’emporte fort souvent, tout ce qui me parait humain et sensible m’entrainerait sans examen, si je n’y prenais garde. Chez toi, l’examen est la première chose ; chez moi, il ne vient qu’après le premier jugement porté par le cœur. De là une exagération générale dans mon expression. Il m’est extrêmement difficile de ne dire que juste ma pensée. Cela a de l’avantage pour |o style, et a vrai dire combien d’écrivains ne valent que par là ! Je vaux par ailleurs, je le dis sans modestie ni vanité ; mais j’avoue bien aussi que ce petit côté d’exagération et de verve a une bonne part dans ma manière. Cela me passera probablement, et je jure du fond de mon cœur qu’il n’y entre aucun calcul de charlatanisme. Il y a donc entre