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contemporains, où il envoie et où il égare en des labyrinthes de roman ses personnages, il les hait d’une colère crispée. Il en sent la veulerie, l’âpreté, le matérialisme, le terre à terre, la lâcheté, la déchéance morale, il n’en voit aucun des côtés gigantesques et sinistres, il reste enfoncé dans un rêve de chevalerie, de souples manières, de bravoure, d’audace individuelle, de fière humeur française, de spiritualité distinguée et profonde à la fois. Et il a la pose aussi de ses idées et de ses sentiments. Mais une pose qui ne choque guère, étant teintée de mépris, de dédain et de courage. Brummel, Buckingham, Lauzun, Richelieu, de Rohan, à qui ne fait-il songer ?

Une fondamentale différence d’attitude caractérise donc les quasi mêmes personnages de Balzac et de Barbey. Encore autre chose. Tandis que Balzac voyant plus large et plus gros et occupé non pas à cultiver un jardin, mais à fertiliser et à drainer tout un pays, se borne à camper ses héros tout debout, d’un bloc, avec quelques gestes généraux et synthétiques vers l’action, Barbey, plus spécial et aussi plus artiste, accentue, souligne et même pousse au détail. Certes, les hommes armés types du plat de sa plume, s’érigent de pied en cap, mais souvent incruste-t-il des arabesques sur leurs armures et déploie-t-il un panache à leur casque. Ses femmes, elles aussi, tiennent plus à la vie individuelle, particularisée et même sont-elles madame ou mademoiselle une telle avant d’être le vice ou la vertu qu’elles personnifient. Elles gagnent en aigu ce qu’elles perdent en universalité et demeurent, si non aussi profondément caractéristiques, du moins plus acutement analysées.

Plus que Balzac, Barbey d’Aurevilly est un écrivain orateur. Il est emballé par le sujet, sa phrase a le geste et le mouvement d’une phrase parlée et même, mainte fois, déclamée. On se le représente drapé, magnifique, la tête rejetée d’orgueil en arrière. Non pas qu’il plaide ou soutienne une thèse ; il n’est ni didactique, ni avocat. Mais derrière lui, on aperçoit debout toute la vieille société vaincue, virile encore, qui se souvient. Elle ne veut point être, elle n’est pas irrémissiblement la décapitée de quatre-vingt-treize ; son champion Jules Barbey d’Aurevilly l’affirme, le proclame. De même l’église, bien qu’elle ait peur de son défenseur, le signe néanmoins de sa croix. Il est le fol aventurier qui s’expose, poitrine large, avant tout. D’où vient-il ? Est-il de noblesse authentique ; est-il vraiment croyant et pratiquant ? Qu’importe. Il a la folie affichée de se battre pour des vaincus, pour des pusillanimes souvent, des ingrats quelquefois. Il porte fièrement la défaite des autres, alors que lui-même, s’il ne combattait que pour lui, certes, serait victorieux toujours.

Il faudrait de longues proses pour examiner l’œuvre abandonnée à la postérité par Jules Barbey d’Aurevilly et entrer un peu bien avant dans chacun de ces livres. Ici, non pas. Par l’Amour impossible et la Bague d’Anibal il débute. Ce sont plutôt des réflexions spirituelles sur l’amour mises en la conversation des personnages que de réels romans. Ces deux œuvres procèdent directement de Balzac ; le style seul diffère. Après vient l’Ensorcelée, le Prêtre marié, la Vieille maîtresse, le Chevalier des Touches, les Diaboliques, l’Histoire sans nom et Ce qui ne meurt pas. Avant ou concomitamment avaient paru : Un Recueil de poésies rare et tiré seulement à trente-six exemplaires. De plus, un livriculet sur Georges Brummel et les Prophètes du passé.

Durant longtemps, Barbey a occupé un rez-de-chaussée de journal pour y distribuer de la critique hebdomadaire. Cette besogne a été réunie en volumes sous ce titre : Les œuvres et les hommes. Jugements souvent hâtifs et du reste comment exiger d’un maître de la trempe de Barbey qu’il ne sacrifie souvent à l’emportement et au beau geste la justesse et l’impartialité froide d’un jugement. La critique de Barbey est passionnée. Baudelaire l’aimait telle.

Ce qui définit les romans de Barbey c’est, outre la violence d’âme de la plupart des protagonistes et leur nature on dirait dans du vitriol trempée — tels : les Croix-Jugan, les chevaliers Destouches, le prêtre marié, le capucin d’une Histoire sans nom — l’extraordinaire lueur dans la nuit, à l’horizon de presque chacun des chapitres. Il en éclaire le décor et les personnages si étonnamment et par de si étudiées intermittences, que c’est à cette maîtresse qualité que ses livres doivent leur soudaineté de grandeur. Tel le fond même de son art — et comme le mystérieux se complique toujours, soit d’un passage d’ange, soit d’une intervention de démon, il doit nécessairement se rencontrer au cours de ses études des Calixtes, sortes d’anges faites femmes, ou des pères Riculf, sortes de Satan faits prêtres. Parfois les deux natures, céleste et démoniaque, s’androgynisent en telle figure compliquée et sphingiale. Quelques héroïnes de Barbey se définissent telles. On les surprend froidement perverses, quoique candides et comme vierges. Et les Jocondes et les Madones de Léonard et de Vinci traversent le souvenir.

Encore, voici l’étonnant paysage de mystère et de maladie qui ouvre ce chef-d’œuvre : Ce qui ne meurt pas ; et la scène, dans le Chevalier Destouches, du moulin, d’où s’échappe, vers quoi ? parmi le silence de la plaine, la musiquette d’un violon ; et l’arrivée de Riculf dans le village, le soir, au début d’Une histoire sans nom ; et la chevauchée de Croix-Jugan, les nuits, à travers les landes, vertigineusement, à la quête d’un manoir très ancien où des femmes se taisent des jours entiers, assises en des chaises de cathédrale.

Même les noms des personnages participent à cette