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L’ART MODERNE

lucide d’une jolie facilité de langue et qu’elle charme le lettré. C’est très bouffon et c’est très délicat.

Le célèbre auteur dramatique Georges Ancey a écrit au sujet du fond même du livre (et je pourrais mieux dire !) ces élogieuses phrases : « Nous sommes là en face de pantins, qui sont juste assez pantins pour avoir le droit de chevaucher l’extravagance. Mais qui nous dira la limite exacte où ils apparaissent en bois ? Qui nous dira la limite exacte où ils apparaissent d’un squelette, vêtu de chair ? C’est l’art de l’auteur de nous laisser là ce sujet, en une charmante perplexité. Comme ce sont bien des êtres vivants, et pas tout à fait des marionnettes ! Quelle vivante galerie de nos actuels bonshommes, et quelle blague sournoises de tous nos messieurs à gros vendre et à petit esprit ! comme, à travers de folles gaillardises, perse, jaillit, éclate tout à coup l’éblouissante fusée du mot comique ! Et comme ce sont bien aussi des marionnettes et pas tout à fait des êtres vivants ! Comme l’expression, cueillie en pleine vie, se transforme, se déforme et se reforme en pleine fantaisie guignolesque ! Comme le trait part juste, et avec les proportions qu’il lui faut pour être à la fois le mot d’un être vivant et la calembredaine d’un fantoche. »

Si Georges Ancey est le parrain littéraire de l’Abbé Prout. Claude Terrasse, le nouvel Offenbach dont Paris vient de s’éprendre, en est le parrain musical. C’est lui qui a écrit l’air des Folles Voluptés qu’il faut jouer à certains moment, — air ironiques qui remplit dans les piécettes le rôle du nuage dont se voilent parfois les dieux d’Homère.

Quant à l’auteur, M. Paul Ranson, il en est à son premier livre. Mais son nom était loin d’être inconnu. C’est un peintre, et il exposa à la Libre Esthétique des choses qui furent remarquées. Aussi je voudrais que la Libre Esthétique invitât M. Ranson une seconde fois — et, maintenant à venir donner lui-même une représentation de l’Abbé Prout. M. Ranson manie les marionnettes de façon, merveilleuse. Ce serait pour les Bruxellois un plaisir peu ordinaire de l’entendre, changeant de voix avec une facilité comique, parler ou comme l’Abbé, paternellement, onctueusement, ou comme le marquis de Percefort qui fait entendre un grincement bizarre, un raclement de gorge dépourvu de salive, ou comme Gontran de Percefort qui ponctue ses phrases d’un — pfheu — dédaigneux, ou comme Théobald de Coquebinet qui zézaie timidement.

D’ailleurs, on s’occupe fort de marionnettes, depuis quelques années. La Princesse Maleine de Maeterlinck, le fameux Roi Ubu n’ont pas été conçus pour des théâtres de fantoches ? Ces jours derniers — en un autre genre, évidemment — n’a-t-on point célébré en deux représentations très courues le vingt-cinquième anniversaire de Jan de Crol, le successeur de Toone dans le théâtre des marionnettes marolliennes, rue Haute ? Si l’Abbé Prout fait songer par son audace à la pièce auguë et saisissante d’Ancey, Ces Messieurs, le théâtre de Toone est plus « ancien répertoire ». Il nous donne les Trois Mousquetaires ; la Muette de Portici, Waterloo, Flamberge au vent. C’est naïf et pompeux, bien fait pour saisir l’attention et l’admiration des « ketjes » des impasses. Théâtre vraiment populaire et bien curieux à étudier et pour sa direction et pour son public habituel. Le Petit Bleu, à propos de ces représentations d’anniversaire, a publié un article très documenté que je signale aux fervents des pantins. Si dans ses pièces de cape et d’épée ou dans ses opéras le théâtre Toone est déclaratoire (le théâtre flamand est souvent ainsi !) il devient assez gras dans ses pièces de genre. On dirait que le vieil Ulenspiegel passe alors par là. Quant aux pantins, ils sont nombreux (environ trois cents) et remarquables. Je connais des mousquetaires et des coupes-jarrets qui font songer à Callot, et des reines et des princesses qui paraissent majestueusement descendues des cadres d’une imagerie d’Épinal.

Toujours en matière de marionnettes, la bibliothèque de La Pensée à Paris vient de publier Punch et Judy, célèbre drame guignolesque anglais, pour la première fois adapté en français, à l’usage des montreurs de Puppes. Il est intéressant de le rapprocher des marionnettes marolliennes et aussi des meilleures marionnettes françaises, qui sont celles de Lyon. Car Guignol est né en cette ville vers la fin du xviiiie siècle. Il fut d’abord bossu comme Polichinelle, mais bientôt il adopta le costume et l’âme du canut lyonnais, c’est-à-dire de l’ouvrier en soie. Il est « populo », loupeur, un peu ivrogne, plein de bon sens, parfois délicat et spirituel. Les « pouchinelles » brabançons sont « théatraux » à côté de lui, mais ils montrent aussi dans certaines pièces un esprit populaire, peut-être plus lourd, mais qui émane bien de la race marollienne, et qui apparaît « zwanzeur » ou attendrissant. Punch, lui, en vrai Anglais, parle à coup de bâton. Son âme, c’est la Trique. Il ne raisonne pas, il ne badine pas : il frappe. C’est une brute. Il tue sa femme, son médecin et M. Scaramouche, il lance son baby au public casse les reins au larbin, assomme le constable, étrangle le bourreau et enfonce sa trique dans le ventre du diable. Doux personnage ! On dirait un général anglais au Transvaal. La force prime tout. Il est vrai que Lord Byron a dit de Punch : « Triomphant Punch, je te suis avec joie à travers les gais détours de ta course badine où la vie humaine est peinte avec tant de vérité et d’énergie. » La vie humaine est vue à travers un tempérament anglais, soit ! On se rappelle Kipling célébrant, en des vers déplorables d’ailleurs, les ignobles victoires de la soldatesque britannique sur les Boers. Punch ! Punch !