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REVUE MODERNE

Mais devant l’ouragan, il est permis de tomber, et l’on plaindra celui qui tombe.

Au surplus, que peut-il arriver ? Qu’on vous refuse une place dans un cimetière consacré ? Qui sait comment dorment les morts dans une terre non bénie ?

Et pourtant il est meilleur de mourir au milieu d’une troupe d’enfants et de petits-enfants qui vous pleurent, d’apercevoir du lit funèbre les arbres printaniers, et d’avoir une mort tranquille.

Quand le chaman eut ainsi parlé, les misérables l’entourèrent et dirent :

Tu parles bien, tu es un homme de cœur, et peut-être un envoyé de Dieu.

Sache donc qu’il y a cinq jours un rocher est tombé et a obstrué une galerie où travaillait un vieillard avec ses cinq fils, et les gardiens ne veulent pas faire sauter ce rocher, ils disent : C’est un trop long travail : qu’ils meurent !

Et chaque jour nous nous tenons devant ce rocher, écoutant s’ils vivent encore : nous n’entendons rien dans la caverne, pas même un gémissement.

Si tu es un homme du Seigneur, ôte la pierre ; peut-être le père ou quelqu’un de ses enfants vit-il encore.

Épouvante au moins nos bourreaux en délivrant ces hommes, autrement ils mourront de faim.

Ils amenèrent donc le chaman vers ce rocher, et il se fit un grand silence. Le chaman leva les yeux au ciel et pria.

Et il s’éleva un vent souterrain qui renversa le rocher de sorte qu’on aperçut un antre sombre et profond, et nul n’osait y pénétrer.

Le chaman prit une lampe et entra dans la caverne en marchant sur les pierres éparses ; avec lui entrèrent Anhelli et les prisonniers.

Et ils virent un affreux spectacle : le père était étendu sur le corps de son plus jeune fils, comme un chien qui appuie les pattes sur un os, et qui est irrité.

Et les yeux ouverts de ce vieillard brillaient comme du verre, et les quatre autres cadavres gisaient auprès de lui amoncelés l’un sur l’autre.

Le chaman à cette vue dit : Qu’ai-je fait ? Voilà le père qui vit et les enfants qui sont morts[1] ! Pourquoi ai-je prié ?

  1. L’imagination de Słowacki se plaît à ces images mélancoliques. Rien de plus navrant que son poème Ojciec zadumnionich (le Père des Pestiférés), lamentable récit d’un père à qui la peste a successivement enlevé ses neuf enfants.