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REVUE MODERNE

s’aiment et elles ne pensent pas qu’il y ait une plus belle patrie.

À ces mots, il ramassa un des crânes qui gisaient sur le sol : et dans ce crâne il y avait une nichée de petits oiseaux.

Et ils sortaient leurs petites têtes par les trous où naguère étaient les yeux, et la relique de l’homme résonnait de leurs gémissements.

Et Anhelli la saisit avec colère et la jeta à terre en disant : Arrière, sanctuaire profané !

Et une flamme sortit de terre et se dressa devant lui, sous forme humaine, avec des vêtements d’évêque, une tiare et une croix sur la tête, et tout cela flamboyait.

Et elle lui dit d’une voix irritée : Vous êtes venus inquiéter les morts : n’ont-ils donc point assez de supporter les tempêtes et l’oubli.

Mes mains rompaient l’hostie et aujourd’hui je les élève au-dessus de vous et je vous maudis : Soyez maudits vous qui troublez les tombeaux.

N’ai-je pas assez souffert sur mon siège épiscopal, lorsqu’appuyé sur ma crosse, je priais pour, mon pays destiné à périr comme un homme condamné.

Quand Kimbar[1] évoqua les horreurs de la Sibérie et les étala devant la diète, pâle d’épouvante, en disant : Voici la croix !

Ne suis-je pas allé en exil comme un bon patriote ? Qui pourrait me reprocher quelque chose et insulter à ma tombe ? Je suis mort et l’on m’a oublié. Que demandez-vous de plus aux morts ?

Vous voyez cette terre blanche : je l’ai habitée ; vous voyez ces ossements ; j’ai vécu en eux.

Ce crâne qui tombe en poussière, c’est ma tête. Les hommes la respectait naguère, et il y a bien longtemps, ma mère la couvrait de baisers… et aujourd’hui la mouette a fait son nid et bâti sa demeure dans ce crâne ! laissez en paix l’oiseau blanc du Seigneur.

J’ai connu la mère de sa mère : où est-elle ? Où sont les rouge-gorges qui venaient former des guirlandes écarlates sur les arbres nus de la Sibérie, comme pour me rappeler les pommes des vergers de ma patrie ?

Ainsi se plaignit l’ombre, et Anhelli la supplia de pardonner

  1. Nom d’un député polonais qui, lors du premier partage, s’écria au sein de la diète : Allons tous en Sibérie plutôt que de nous déshonorer par une lâcheté et une trahison ; les députés se levèrent tous en criant : Allons en Sibérie.