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l’entrée de la caverne (acte ii sc. ii), il traverse les flammes du roc de la Walküre. Par contre, sa naïveté est grande, et l’épithète de dumm, sot, balourd, lui est assez souvent adressée, par Mime surtout. Il ignore les runes des pactes divines, et n’a pour les dieux, qu’il ne connaît d’ailleurs pas, nul respect, témoin la façon dont il repousse Wotan devant le rocher où dort Brünnhilde. Enfin, et par-dessus tout, il n’a jamais connu la peur[1].

Brünnhilde est bien l’épouse digne d’un tel héros. La première journée de la tétralogie nous montre la lente progression de l’amour humain, de la compassion chez la

vierge guerrière. À sa première apparition, au début du 2e acte, c’est la Walküre, la déesse au cœur d’airain, que les guerriers voient apparaître sanglante dans la mêlée. Elle est joyeuse et farouche, sauvage même. Car c’est là le terme qui peut rendre le plus exactement l’épithète Wild qui lui est adressée. Sa chaste insensibilité lui laisse la vision prophétique de l’avenir ; elle a une sagesse quasi divine et connaît les runes gravées d’une entaille profonde sur la branche d’Ygdrasil, l’arbre sacré. Aucun sentiment humain n’agite ce cœur fermé : « Si jeune et si belle, tu rayonnes à mes yeux, mais combien froide et dure, mon cœur te reconnait, fille insensible et farouche » lui dira Siegmund à qui elle vient annoncer la mort et le Walhalla prochain.

Cependant, cette déesse a un cœur que l’émotion peut toucher, que le trouble peut envahir, et nous voyons la compassion apparaître en elle, avant même que la déchéance prononcée par Wotan n’ait fait d’elle une femme. Lorsque Fricka obtient de son divin époux la promesse que Siegmund sera frappé et que Wotan transmet cet ordre à Brünnhilde, le cœur de celle-ci proteste, et longuement, passionnément, elle défend le Wälsung. Il lui faut cependant obéir et annoncer à Siegmund que bientôt s’ouvriront pour lui les portes du Walhalla. Siegmund dédaigne les splendeurs du palais des dieux : à tout il préfère l’amour de Sieglinde. Le spectacle de cet amour jette le trouble au cœur de la déesse. Elle désobéira à Wotan. Lorsque après le combat, Siegmund est mort, Brünnhilde sauvera Sieglinde, en lui annonçant la naissance d’un fils qui sera le plus illustre héros du monde[2]. Et quand enfin, Wotan pour punir sa désobéissance, l’endort et la livre à qui la réveillera, elle demande que seul le héros qu’elle a sauvé puisse franchir les flammes dont Loge va entourer la Roche du Sommeil.

Tels vont donc être les deux personnages en présence : d’une part le héros joyeux et naïf, de l’autre la déesse devenue femme, mais dont le cœur n’a encore connu d’autre sentiment humain que la pitié.

(À suivre)
Edmond Locard
  1. Les phrases mélodiques destinées à indiquer le sentiment de la peur sont un des détails les plus curieux et les plus instructifs de l’analyse thématique pratiquée sur la Tétralogie. Siegfried est incapable d’avoir peur. Ni le dragon ni le feu ne sauraient l’effrayer. Brünnhilde seule aura le pouvoir de lui enseigner ce sentiment nouveau. Mime, au contraire, le nain poltron, a peur de tout ; de la flamme, de Wotan, de l’ours que Siegfried amène, et par-dessus tout de Fafner. Aussi la peur pour lui, sera-t-elle véritablement caractérisée par le motif du dragon (4 notes graves, les deux premières à intervalle de seconde diminuée, la troisième, semblable à la première, distante de la 4e d’un intervalle de tierce mineure), ou par celui si étrangement imitatif et mouvementé, connu sous le nom de motif du Feu. C’est ainsi qu’après le départ de Wotan à la fin de la 2e scène du Ieracte, Mime se cache halluciné, croyant voir apparaître Fafner, et à demi fou de terreur, tandis que les violons, les hautbois et les flûtes dessinent prestement le thème du feu (2/4 ut maj.) et que la contrebasse tuba fait fronder le motif du dragon (partition p. 78). De même (p. 81) sur les mots de Siegfried : « Mime le poltron, où te caches-tu ? » le motif du dragon réapparait, débutant sur un fa naturel et quelques mesures plus loin résonne encore un ton plus haut. La scène la plus typique à ce point de vue est celle où Mime essaye d’apprendre la peur à Siegfried (acte i, sc. iii p. 88) : « As-tu senti, quand tout est sombre… » (4 sol maj.). Après le dessin admirablement descriptif que frissonnent les violons, le motif de Brünnhilde apparaît aux violoncelles (p. 91 l. 2) puis aux clarinettes (l. 3), aux hautbois (l. 4). Siegfried proteste : « Mon cœur est fort, rien ne troublera son repos », et le motif de Siegfried, gardien de l’épée, éclate sonore à l’orchestre (p. 92 l. 1). Mime reprend, le motif du feu accompagne sa déclamation (l. 2) « Ce frisson, je voudrais le connaître », dit Siegfried et le Golfe mystique le lui promet en chantant le thème de Brünnhilde endormie (hautbois, puis cor anglais). Enfin les deux leitmotiven alternent, l’un rappelant la peur grossière, matérielle, positive de Mime (contrebasse tuba), l’autre prophétisant le trouble amoureux, la crainte passionnée qui saisira le héros (cor anglais, cor chromatique, violoncelle, p. 94 et 95). De même lorsque Siegfried arrive conduit par Mime devant Neidhöhle, ou lorsque, après le combat, Mime lui demande s’il a appris la peur, l’orchestre chantant le motif de la Walküre endormir, répondra que toute autre est la crainte qui peut étreindre le héros joyeux.
  2. Den bebrsten ilelden, der Welt, begst du, o Weib, im sebirmenden Schoos. Littéralement : le plus illustre héros du monde tu portes, ô femme, dans ton sein.