Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/474

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cœur s’ouvre même à des étrangers, où la bouche laisse passer des choses qu’en tout autre temps elle aurait honte de dire…

— Regardez donc un peu les étoiles, Monsieur. Elles sont là et elles brillent, le ciel entier en est plein, Dieu m’est témoin ! Et maintenant, je vous demande un peu, quand on regarde là-haut et que l’on pense que beaucoup d’entre elles sont encore cent fois plus grandes que la terre, est-ce que cela ne fait pas de l’impression ? Nous autres hommes avons inventé le télégraphe et le téléphone, et tant de conquêtes des temps modernes, oui c’est vrai. Mais quand nous regardons là-haut, nous ne pouvons faire autrement que de reconnaître et d’avouer que nous ne sommes au fond que de la vermine, de la misérable vermine et rien d’autre, — est-ce que je me trompe oui ou non, Monsieur ? Oui nous sommes de la vermine ! se répondit-il à lui-même et il adressa au firmament un signe de tête plein d’humilité et de contrition.

Non… celui-là ne fait pas de littérature, pensa Tonio Kröger. Et au même moment une lecture faite récemment lui revint en mémoire, un fragment d’un célèbre écrivain français qui exposait une conception cosmologique et psychologique du monde ; un fameux bavardage à son avis.

Il fit à l’observation profondément sentie du jeune homme une manière de réponse, puis ils continuèrent à causer ensemble, appuyés contre le bastingage, en plongeant les yeux dans la soirée tumultueuse éclairée de lueurs mouvantes. Il se trouvait que le voyageur était un jeune commerçant de Hambourg qui employait son temps de congé à ce voyage d’agrément.

— Prends un peu le steamer jusqu’à Copenhague, me suis-je dit, et me voici ici, et jusqu’à présent c’est très beau. Mais on a eu tort de nous donner de l’omelette au homard, Monsieur, vous verrez, car nous aurons une tempête cette nuit, le capitaine l’a dit, et avec une nourriture aussi indigeste dans l’estomac, ce n’est pas une plaisanterie.

Tonio Kröger écoutait cet absurde bavardage avec un sentiment d’aise et d’amitié.