Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/355

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sommeil, il en avait besoin, et je restai les yeux écarquillés dans le noir.

La cour, chez la Doudouca, était comme sur le Baragan — on ne le dit pas pour rien — vraïchté[1]. La grange, surtout : le dos tourné au nord, elle était la plus exposée au Crivatz. Par un gros trou, qui devait avoir été jadis une fenêtre, le vent s’engouffrait furieusement, épais comme une vague. J’en frémissais de plaisir. Maintenant que la porte gisait à terre, le Crivatz semblait un torrent qui pénétrait par la brèche, nous lavait le visage et coulait par l’ouverture béante de la porte démolie. Je me figurais même que, s’il n’avait pas fait si noir, j’aurais pu saisir le fleuve du vent ; tant je le sentais lourd et froid.

Dehors, c’était un branle-bas harmonieux, avec des sifflements, des grondements, des craquements. Une cheminée mugissait comme un taureau. Des planches tombaient partout. J’écoutais tout cela, seul, le regard fixé sur le trou de l’ancienne fenêtre, pendant que mon compagnon ronflait, la tête enfouie sous les sacs.

Soudain, une brusque poussée de bise, puis v’lan ! quelque chose d’épouvantable est projeté sur mon visage et me pique au point de me faire saigner.

— Les chardons ! Les chardons ! — hurlai-je, repoussant le ballon épineux que le Crivatz nous envoyait.

Brèche-Dent bondit, alors, et tout joyeux :

— Ils sont là ? — s’écria-t-il ; — allons vite !

Pas besoin de nous habiller, nous l’étions. Chacun un bâton à la main, les caciulas bien enfoncés sur la tête, nous voilà dehors, sans oublier ce reste de pain qui devait remplacer la mamaliga et les poireaux.

L’impossible vie frénétique ! Aujourd’hui, à vingt années d’écart, je suis encore à me demander si cette féérie-là n’a pas été un rêve, si mon enfance l’a vraiment vécue… Car, à aucun moment, depuis les temps légendaires de la barbarie turque, mon laborieux et doux pays n’avait connu des jours aussi atroces que ceux dont je vous entretiens le long de cette histoire ; jamais ma tendre nation n’en a plus cruellement souffert. Mais qu’en savions-nous, nous les enfants ? Hormis

  1. Presque sans clôture, délabrée.