Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

lesti. Le cheval, laissé libre, alla, chancelant à droite et à gauche, brouter l’herbe, mais, trop assoiffé, il tomba de tout son long et ne bougea plus. Nous essayâmes de le remettre debout, pour le conduire au puits dont le fourche se distinguait à l’horizon de la route ; il n’y eut pas moyen de le soulever, et nous dûmes aller chercher de l’eau et l’abreuver sur place. Puis nous déjeunâmes, comme d’habitude, à l’ombre de la carriole, d’une bonne mamaliga et de l’éternelle saramoura de poisson aux piments endiablés.

En mangeant, le père scrutait constamment l’horizon où il espérait voir surgir une voiture de paysan. Il en parut une vers la fin du repas, une belle voiture qui venait au grand trot, soulevant un nuage de poussière. Ses moyeux résonnaient comme des cloches. Deux forts télégari, richement harnachés, la traînaient en caracolant.

C’était un tzigane pricosit[1] ; un de ces charrons-forgerons, possesseurs de belles terres fertiles travaillées par des cojans comme nous.

— Ho, ho, ho-o ! — hurla-t-il, en s’arrêtant avec une fanfaronnade de geambasch, roulant des yeux qui voulaient être féroces et ricanant de toutes ses dents blanches comme le lait.

Devant cette crânerie, mon père baissa la tête, humblement.

— Bonjour, les Roumani ! — cria le tzigane. — Qu’est-ce que vous vendez là ? Des pastèques ?

— Non, du poisson indulcit[2].

— Quel poisson ?

— Carpe moyenne.

— Elle n’a pas de vers, ta carpe ?

— Si elle a des vers, nous n’en achèterez pas.

— Ça dépend du prix ! Et pourquoi n’en achèterais-je pas ? Est-ce moi qui la mangerais ! Pouah !

Là-dessus, il descendit, noua les rênes à une roue et vint fouiller dans notre carriole. Il tourna le poisson sur tous les côtés, en fouilla les entrailles, y fourra son nez, mordit même, — puis :

  1. Arrivé, parvenu.
  2. Mi-salé.